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ВПЕЧАТЛИТЕЛЬНЫЙ РУССКИЙ
Anatolie VLASSOV
UN RUSSE SOUS
INFLUENCE
INTRODUCTION: ON DEMENAGE
C'est ainsi que cette aventure a commencé, cette
transformation lente et douloureuse de moi-même
qui a abouti finalement à une vision vague des
paysages intérieurs, inconnus pour moi auparavant.
Il me semble que je suis actuellement dépouillé de
toutes ces choses précieuses que je gardais
soigneusement pendant une partie, chronologiquement
importante, de ma vie.
Сelame donne le vertige, le goût amer d'une perte
inévitable, la nostalgie de mon passé qui
disparaissait sans laisser de traces de ma vie, de
moi-même. Parce qu'un être humain, en tant que
personnalité, n'est qu'une expérience personnelle
accumulée, rangée méticuleusement et présentée
sous forme des masques appropriés (le mot
"persona
" vient de la langue étrusque et signifie
"un
masque”) . Cette expérience personnelle nous
fournit
des points de repère pour observer le monde,
pour
l'interpréter
et vivre avec. Et si la structure de cette expérience se perturbe
brusquement,
le
château s'écroule et il faut tout recommencer à
zéro.
En
février 1992 c‘était déjà la deuxième fois que je quittais mon pays pour
longtemps. D‘abord cela a
été la
Tunisie, en 1973-1977, à l‘époque de l'Union des Républiques Socialistes
Soviétiques. En
septembre
1973 je suis parti tout seul comme professeur de Mathématiques Supérieures
pour
enseigner
à l'Ecole Nationale d'Ingénieurs de Tunis. Et maintenant je pars en France,
à
Paris en tant
que
professeur de l'Institut Supérieur de Gestion. Dans l‘appartement de ma mère
à
Moscou, je mettais
dans
les
cartons les choses qui m‘appartenaient jadis: des vêtements, des bibelots,
des
vieilles photos,
des
lettres, des joies touchantes et des peines minables de l’enfance, des
événements inachevés, des
signes
d'une affection inattendue, mille choses qui sont des dérivés inévitables
d'une
vie humaine.
Il y
avait dans ces cartons une géographie des rencontres, des promenades, des
voyages, des histoires
sentimentales
d'une quête d’amour interminable, une sociologie des relations humaines, des
tentatives
de
m‘approcher des autres, de communiquer avec eux, de faire passer un message
désespérément.
J'ai
rempli cinq ou six cartons, et cela m‘a surpris qu’on puisse y entasser
plein
de choses, en fait toute
ma vie
entière, d'une façon rectangulaire et rationnelle. La façon que j’appréciais
à
l’époque.
Cette
histoire avec mes cartons est une bonne illustration de notre vision
fragmentée, de notre
incapacité
d’accepter la vie dans son intégrité. Pour faire face à la vie - cette
énigme
magnifique, la
supporter,
parce que parfois nous nous sentons trop faibles pour la vivre, nous avons
besoin de la
disséquer
en mille morceaux, donc, de la détruire et puis d’arranger ces débris d’une
manière ou d'une
autre,
scientifiquement, religieusement, affectivement, dans le bon sens ou devant
derrière. Le résultat
est
toujours le même - un puzzle unidimensionnel brouillé.
Le
vide,
l'accroche au mur,l'accroc soudain,
Silence
fissiles'est fissuré en abondance,
Changement
des positions, une mosaïque flottante.
La
plénitude s'estompe, s'en va
Miséricordieusement
vidée de ses entrailles.
CE MONDE EFFRAYANT ET
FASCINANT
C'était,
je crois, en 1979. La grand-mère de mon fils, ma belle-mère, mourait.
C'était
une femme de
grande
taille, gentille, âgée et respectée. Elle a vécu sa vie, simple et
ordinaire,
comme tous les autres,
jour
après jour, avec sa besogne quotidienne, parfois débordante mais toujours
bénigne pour elle, avec
ses
bonheurs et ses peines, petites ou grandes suivant les circonstances. Quand
le
temps est venu avec
une
maladie convenable et des douleurs insupportables, elle a accepté cette
maladie, un cancer, et ses
douleurs
avec la sérénité d'une innocente condamnée. Elle a accepté sa mort comme on
accepte une
expiration
qui suit une inspiration. C'est naturel et inévitable.
A
cette
époque-là, je lui ai téléphoné de Géorgie, de Tbilissi. Je parlais avec
elle,
je lui ai demandé
comment
elle allait. Elle m'a répondu d’une voix profonde et neutre: "Je prends
patience. Ca va
passer."
J'ai raccroché, ému et bouleversé.
J'imaginais que dans ses souffrances elle voyait sa
viefuyante comme une énorme montagne d'objets,
de gens, d'événements en pleine décomposition. Dans
la
vision de sa conscience brouillée cette
montagne avait été secouée en silence par uneforce
inhumaine immense, par la mort. Les secousses
violentesfaisaient s'effondrer certaines parties de
la
montagne en dévoilant plusd'objets, de gens,
d'événements, en apparence nouveaux, mais les
mêmes,
enfait. Je ne voyais aucune
structure dans cette montagne, aucuneforme stable
qui
pourrait la cimenter et lafaire tenir debout.
J'ai constaté froidement que la montagne, la vie de
ma
belle-mère, était amorphe etfloue, donc, vide
et inutile.
Maintenant, je n'y crois pas. Je pense quej'ai été
mal
voyant en ce temps-là et que cette montagne
était aufond un arbre avec une couronne vivante
etflorissante qui était en train de périr. L'arbre
a
sa propre raison d'être et de mourir et on ne sait
pas
pourquoi et comment. Donc, on n'a ni le droit,
ni les moyens de lejuger, de l'interpréter. Il
reste
seulement à le regarder, le contempler, sans
espoir
de savoir unjour ce que signifiait tout
cela.
Un
seintillement inattendu des traces et
desfrôlements,
Bourgeons
épanouis en contournant une ligne directe,
Surface
de l'eau brisée s'en vole, se répercute.
L'union
d'un vide, d'une chute embâillonnée.
Le
titre
d'une nouvelle de l'auteur russe Andrei Platonov est "Dans ce monde
effrayant et fascinant".
C'est
bien rendu là une attitude russe. Dans les textes de Andrei Platonov vous
subissez un passage au
monde
peu
connu. C'est vrai que suivant la tradition de la littérature russe vous
trouverez ici une
histoire,
un mythe, un rêve de refaire et de sauver ce monde
indigne.
Mais
vous
y trouverez aussi une tension énorme provenant des pulsions de la force
vitale,
de l'Amour,
envahissant
dans sa plénitude royale tous les moments de la vie humaine et tous les
coins
du monde.
Et
c'est
l'Amour qui lie l'homme et la nature, l'homme et les choses, les hommes
entre
eux. L'Amour
réunit
tout en harmonie parfaite et vous allez commencer à le sentir autour de
vous,
en vous-même,
partout.
Dans une pierre enfoncée dans la terre au-dessous d'un arbre en fleurs, dans
les lignes des
traces
laissées dans la poussière d'un sentier ondoyant par le champ de blé, dans
les
cris des cigognes
volant
dans le ciel gris de l'automne, dans un geste nonchalant de la main d‘une
femme
le matin, dans la
silence
de la mort. C’est tellement fascinant.
Il y
a,
quand meme, un piege cache dans l’ame des etres humains ou plutot dans leur
ensemble. Parce
qu’une fois que les hommes se sont reunis
en
masse compacte et opaque, un phenomene etrange se
produit. La masse commence a bouger suivant
ses propres lois d’elle. L’Amour s’en
va
et la Haine le
remplace.
C’est inevitable comme pesanteur et c’est effrayant.
AIMER OU ETRE AIME(E)
Pendant
ma première année à Paris j'allais déjeuner au restaurant universitaire de
l'Université
Dauphine.
Là, dans son grand hall au rez-de-chaussée, on vendait des livres
d'occasion.
J'en ai acheté
quelques-uns,
en particulier, de Jean-Paul Sartre. J'ai déjà lu ses ouvrages en Russie.
L'existentialisme
français
m'attirait beaucoup, parce que je sentais qu'il m'aidait à me débarrasser
petit
à petit de ma
mentalité
totalitaire, style soviétique, et, surtout, de l'esprit
collectiviste.
Voici
quelques réflexions sur la solitude humaine, conditionnées par cette
influence
propice.
L'homme
vient au monde tout seul et quand le cordon ombilical a été coupé il doit
faire
face à cette
dichotomie
immanente de l'être humain "moi - non moi", qui le distingue et
lui
donne une place
particulière
parmi les autres "objets" du monde. On dit aussi: "Chacun
meurt
seul". Cela a l'air d'être
vrai
car
il n'y a pas d'accompagnateurs dans ce voyage. Alors on peut conclure qu'au
début et à la fin
de sa
vie
l'homme est tout seul, sans commentaires. Dans l'intervalle l'homme se
débrouille à sa façon
pour
vivre sa vie, sa solitude. Il y a quelques approches pour remédier à la
solitude.
La
première, on peut l'appeler "sociale". Cette approche est bien
exploitée par la société pour que
l'individu
s'y intègre, soit, se fasse guider, manipuler et finalement utiliser comme
matière première,
tout
simplement, ou comme "ressources humaines" dans le langage
moderne.
Ainsi
la
société humaine, pour faciliter la vie des individus dans leur solitude et
augmenter par là
même
leur
propension à être manipulés et utilisés pour les intérêts de la société,
leur
explique, à
travers
toutes sortes d'institutions - la famille, l'école, le travail, etc., qu'ils
ne
sont pas seuls dans ce
monde,
qu'ils ne sont que les particules d‘une entité, de la société humaine dont
le
but coïncide avec
celui
de
chacun. On vous invite avec insistance à intégrer la société, à vous y
dissoudre complètement
en
perdant votre identité. Mais en échange, la société s'occupe de vous, vous
prend à sa charge
complète
dans vos propres intérêts. Parce que la société, c‘est vous. Dommage, mais
parfois cela n'est
pas
vrai.
Le but
réel de la société, comme celui de n'importe quel système d'ailleurs, est de
survivre et d'assurer
son
expansion, coûte que coûte, y compris au prix de ses éléments - les
individus
qui la composent. Il
y a
une
similitude étrange entre le comportement de la société humaine avec ses
grandes
et petites
guerres
et celui d’une meute de lemmings. En effet, quand ces petits animaux
herbivores, habitant la
toundra,
manquent de nourriture, la meute les fait se rassembler et marcher vers la
mer
pour se noyer
en
quantité suffisante. Dans ce cas on peut supposer que la meute (la société
humaine) transmet à
travers
une espèce de mass-média lemmingoise, très efficace sans doute, l'ordre
suicidaire aux
lemmings
(aux individus) en leur expliquant qu'ils vont mourir dans leur propre
intérêt.
Il semble bien
qu'il
y ait
une contradiction tout de même.
L'obtention
d’une fusion totale de l'individu avec la société est à la base des
structures
sociales dites
totalitaires.
Dans ces structures l'individu n'est rien et le rien ne possède pas,
naturellement, le
sentiment
de solitude.
Il y a
une autre approche, que l'on peut appeler "absolutiste". Elle est
fondée sur le désir de l'homme
de se
référer à quelque chose d'absolu: une idée, un mythe, un symbole...A mon
avis,
ce désir de
l'absolu
reflète la faiblesse de l'homme qui ne supporte pas d'être seul en face de
l'univers inexplicable
et
insaisissable. Le symbole d'absolu remplace cet univers en l'interprétant
d’une
manière convenable
sous
forme, par exemple, d’une image anthropomorphe de Dieu en Occident ou du
Néant
indicible en
Orient.
Ce symbole joue un rôle très important parce que vous pouvez lui déléguer
tout
ce que vous
possédez,
toute votre vie. Omniprésent et omnipotent, ce symbole peut vous absorber
totalement et
vivre
votre vie sans votre présence, devenue inutile. Pas de présence, donc pas de
sentiment de
solitude.
L'autre
approche, née dans notre siècle, est présentée dans les ouvrages des
philosophes français
contemporains,
notamment, de Jean-Paul Sartre.
Faisant
l'analyse du phénomène humain, cette approche essaie d’éviter les pièges
de
l'instrumentalisme
de l'approche "sociale" et ceux du réductionnisme de l'approche
"absolutiste". Elle
se
limite
au constat de l'existence humaine "ici et maintenant" et refuse de
faire des hypothèses en
dehors
de
cela. Dans cette optique l'homme se trouve tout seul en face de l'univers,
sans
les
“béquilles"
fournies par les approches "sociale" et "absolutiste".
C'est à ce moment précis que le
drame
de
la vie humaine commence.
D'après
J.-P. Sartre, nous sommes libres de faire le choix d'exister ou de ne pas
exister.
Exister,
cela veut dire faire face au défi lancé par l'univers qui n'est pas à nous,
qui
n'a aucun sens et
dans
lequel nous sommes comme des invités, observateurs et témoins de choses dont
la
signification
nous
échappe, en principe. L'homme est condamné à la liberté. Cela donne un goût
tragique à notre
vie et
fait naître le sentiment de notre responsabilité envers le
monde.
Ne pas
exister, on peut le décrire comme une fuite de l’homme devant le fardeau
insupportable de
l'existence
"ici et maintenant" quand chaque instant devient une découverte
brusque et aiguë de la
tragédie
de la vie humaine. Alors, il se réfugie dans le train de vie routinière,
automatique, quand la
vie
tourne en rond sans cesse. C'est une vie végétative,
irresponsable.
Quand
on
a la responsabilité du monde sur ses épaules et qu'on est seul, cela peut
être
dur à supporter.
Dans
l'enfance, quand on n'a pas encore pris conscience de cette responsabilité,
et
dans la vieillesse,
quand
on
la perd petit à petit, ce n'est pas grave. C'est pourquoi les enfants qui
viennent au monde et
les
vieux
qui le quittent acceptent la vie facilement, avec un sourire. Mais dans
l'intervalle, après avoir
pris
pleine conscience de votre responsabilité humaine, par chance ou par
malheur,
vous commencez
à
vivre
chaque instant de votre vie comme une lutte acharnée pour donner un sens à
l'univers sans
aucun
espoir d'y arriver. C'est une mission de l'être humain dans ce monde et
c'est
un vrai travail de
Sisyphe.
Dans
cette optique, la vie humaine devient angoissante et écrasante. Pour en
sortir
on peut changer
son
choix
et refuser d'exister une fois pour toutes. Par contre, si l'on persiste à
continuer son destin
d'exister,
on trouve à côté de soi des êtres humains qui souffrent, s'angoissent mais
existent comme
soi.
Cette similitude fait naître la compassion mutuelle, la nécessité d'être
ensemble, la "solidarité" en
termes
de
J.-P. Sartre. Dans le langage ordinaire on appelle cela l'amour, tout
simplement. Donc,
l'amour
est à la base de l'existence humaine.
L’amour est unfleuve interminable" comme le
dit
le metteur en scène américain John Cassavetes
dans sonfilm "Love Streams". Il a essayé
par
ses propres moyens de donner un message dont l’essentiel
peut se resume ainsi: l’etre humain a besoin de
l’autre dans ce monde inhumain et la seule possibilite
d’exister pour lui est d’aimer ou d’etre aime(e).
“Les
gens veulent toujours votre corps, votre ame,
votre
amour, mais
ils
ne savent bien qu’en faire” – dit l’heroine du
film.
Percer
l’equilibre, la fermete ondoyante ,
Le
plissement relie en peau s’ouvre,
Goute
a
goute romper une lance,
Rempailler
la fragilite du periple.
CETTE ENFANCE LOINTAINE
Je
suis
ne en juin 1938 dans une petite ville russe, pres de Moscou – Colomna,
composee
de maisons de
pierre
et
de bois sans etages ou a un etage. Les maisons etaient alignees le long de
la
routeprincipale en
direction
de Moscou. Le Kremlin d'Ivan Terrible en ruine, mais ayant un air imposant
quand
même,
s'élevait
au centre de la ville. Pendant le période d'industrialisation du pays la
ville
s'est agrandie
énormément
et c'est pourquoi vous pouvez y trouver, à votre grande surprise, un
cimetière situé
dans la
ville-même.
Le cimetière était encerclé par un mur de briques rouges, d‘une épaisseur
d'un
mètre environ,
et il
attirait mon attention beaucoup plus que le vieux Kremlin. En regardant à
travers
des trous dans le
mur
j'observais en retenant mon souffle une verdure folle immobile trouée par de
rares taches sombres
des tombes. C'était, je crois, mon premier
contact avec une chose ineffable.
Je me
souviens de mes grands-parents seulement suivant la lignée de ma mère, Vera
Ivanovna Vlassova.
Mon
grand-père, un paysan d'origine, faisait son service militaire dans l'armée
tsariste comme marin.
Au
début
du siècle il a participé à la bataille navale avec des Japonais dans l'Océan
Pacifique près de
Tsoussima.
La bataille a été perdue par les Russes, mon grand-père est tombé dans la
mer
où il a nagé
quelques
temps pour finir être ramassé et emprisonné ensuite par les Japonais. Il a
passé quelques
mois
au
Japon. Puis, il est revenu en Russie où il a travaillé comme ouvrier dans
une
usine de
fabrication
de locomotives à Colomna. A cette époque, je n'avais pas beaucoup de
contacts
avec mon
grand-père.
Plus tard, quand il était déjà mort j'ai trouvé son double dans une nouvelle
de
Andrei
Platonov
"La naissance du Maître". D'apparence sévère et maussade, avec des
bras trop longs et des
cheveux
crépus mal coiffés, très attaché à son travail et plein de respect pour
toutes
ces choses
mécaniques
qui bougent, il était passionné par la vie, ses manifestations brutales et
magnifiques. Il a
eu une
tendresse pour la vie et l'exprimait dans la musique. Il jouait du
violon.
Je
ferme
les yeux et je vois ma grand-mère. C'est une femme de petite taille,
arrondie,
habillée en
vêtements
bruns, avec un châle noire sur des épaules, toujours avec un léger sourire
aux
lèvres, qui
glisse
sans bruit d'une chambre à l'autre, allant vite en besogne du ménage de
chaque
jour. Je me vois
à côté
d'elle, assise sur le divan pendant ses rares moments de repos, je me serre
contre elle et je sens
l'odeur
de “pirojki” frais aux choux. Ma grand-mère était une femme russe
authentique,
donc, douce,
docile,
avec beaucoup de patience et de compassion pour tous qui ont eu besoin d'une
aide ou d’une
protection.
Ma mère lui ressemblait. Et chaque fois que je me souviens d'elles cela me
donne un
sentiment
de quelque chose d'essentiel dans mavie. C'est pourquoi, je crois, je donne
une
priorité aux
femmes
dans mes relations avec les gens. Ce n'est pas par hasard qu'en langue russe
des mots
tellement
importants comme "la vie" et "la mort" sont du genre
féminin. Comme, d'ailleurs, en
français
également.
Mes
parents, paysans d'origine, sont devenus, grâce au pouvoir soviétique, des
intellectuels de la
première
génération. Mon père, fonctionnaire au Ministère de l'Education Nationale,
et
ma mère,
professeur
de Mathématiques à l'école secondaire, ont été des intellectuels soviétiques
modèles. Cela
veut
dire
qu'ils ont été des gens honnêtes qui croyaient franchement aux valeurs
annoncées par le
régime
communiste. Ils ont été fiers, comme moi d'ailleurs et la plupart des gens
que
je connaissais à
l'époque,
que le peuple soviétique fut en train de construire la société la plus juste
au
monde. Dans
cette
vision messianique le but justifiait les moyens. C'est pourquoi les
contradictions flagrantes entre
l'image
idyllique de la société soviétique, bien ancrée dans la conscience
collective
par les mass-
média
officiels, et la réalité absurde du régime totalitaire ont été considérées
par
ces gens-là comme
des
déviations anodines, inévitables pendant un grand cataclysme historique, en
accord avec le dicton
russe
"On coupe la forêt, des bribes s'envolent". Et ces bribes-là
étaient
dans chaque famille russe.
Oui,
presque chaque famille russe, la nôtre comprise, avait deux sortes de
victimes
sacrifiées: les victims
de la
Seconde Guerre Mondiale et celles de la purge
stalinienne.
Ma
mère
m'a raconté que pendant la grande purge stalinienne en 1937 mon père partait
travailler
chaque
matin avec un petit sac dans lequel ma mère lui mettait avec un casse-croûte
et
un sous-
vêtement
propre. Parce que personne ne savait à l‘époque si mon père reviendrait chez
lui le soir ou
s'il
irait directement en prison. L‘horreur de cette situation était le fait que
la
culpabilité éventuelle de
mon
père
était acceptée d'emblée par lui-même, par ma mère, par tout le monde sans
aucune
contestation.
La société soviétique était fondée sur la présomption de culpabilité
originelle
de chaque
citoyen.
On pourrait dire que le mythe religieux du péché origine] est rené dans le
contexte de société
totalitaire.
Le soleil brillait dans le ciel bleu avec une telle
intensité qu’ilfallait cligner des yeux pour faire
passer dans leurfente seulement une petite partie
de
cette lumière envahissante. Et ensuite, on ne
voyait que des ombres. Il y avait en l'air un
bourdonnement sourd et puissant. Son origine était,
en
apparence, un frôlement des particules de neige qui
essayaient de fuir la chaleur en se déplaçant
chaotiquement dans un épais tapis blanc couvrant
des
routes, des arbres, des gens, le monde entier.
C 'était le printemps.
Devant la maison engloutie par une masse lourde de
neige poudreuse se tenait debout un petit garçon
ayant la forme d 'une boule sous tous les vêtements
qu'on lui avait mis. Cet observateur patient était
là
depuis longtemps attiré par une chose
importante.
Dans la blancheur de la maison le garçon pouvait
seulement distinguer quelques taches noires: une
fenêtre croisée, une partie de mur et une porte.
Cette
chose importante était là au centre de la porte.
C'était un point éblouissant dont les rayons de
couleur
jaune pâle tournaient d’une manière lente
et régulière ou scintillaient en désordre avec une
vitesse vertigineuse.
Cette énigme miraculeuse, enfin à l'âge du petit
garçon, presque tout ce qui l'entourait ou plutôt
l'entortillait, présentait pour lui une chose
miraculeuse, donc, cette énigme demandait de la part
du
petit garçon une réaction immédiate. Finalement, le
petit garçon prit la décision, et croyez—moi cela
n'était pas facile, il s’approcha de la porte à pas
réticents, il ferma les yeux et tira la langue prêt
à
savourer une source
lumineuse.
En fàit, cette source était une poignée de laiton,
soigneusementpolie et en apparencefroidejusqu'à
donner des frissons dans le dos. Le petit garçon
sentait d'une manière instinctive qu'il ne fallait
pas
la toucher. Mais la tentationfut tellementforte
que,
contre sa volonté, il lécha la poignée. Et voila,
cela arriva, le piège se refiarma. La salive comme
par
enchantement gela immédiatement et la langue
du petit garçon resta bien collée maintenant à la
poignée.
Une scène comique, mais dramatique aussi. Le petit
garçon ne pouvait ni bouger, ni crier, ni
exprimer sa détresse par une gesticulationfaciale.
Donc,
il resta cloué à la porte dans un silence
total, sous le soleil aveuglant. Hélas, impuissant,
il
fut obligé de passer à une espèce de méditation.
Un peu plus tard sa grand-mère apparut et après
avoir
étudié la situation sur place, elle revint
portant une bouilloire avec de l'eau tiède. En
versant
l'eau sur la langue de son petit-fils elle répétait
" Tu es très curieux mon petit, trop, à mon
avis”. Le petit garcon futfinalement libéré mais sa
curiosité, son avidite' de savoir sont restées
ancrées
en lui àjamais.
Le
commencement s'efface, miracle patiné,
GIissement,
encerclement, le point de chute,
S
'ejfondrent,
se soulèvent, l'esquisse sur le papier
JailIit
dans les craquelures de l 'âge, plus tendre et plus
bas,
Silence
et bahutage.
Plusieurs
années se sont écoulées depuis cet accident dans mon enfance avant que je
réussisse à
transformer
cette expérience vécue en un logo marquant ma vie profondément, à savoir
"La curiosité
est la
base constituante de l'être humain".
Cela
veut
dire qu‘une bonne pierre ou une pierre authentique, autrement dit, est la
pierre qui reste sans
bouger
et
un bon arbre est l‘arbre qui pousse vers le haut et un bon oiseau est
l‘oiseau
qui volé dans le
ciel,
etc. La question naturelle se pose "Un homme authentique, qu‘est-ce que
c‘est ? Quelle en est
la
différence
par rapport à une pierre immobile, à un arbre épanouissant, à un oiseau
volant,
etc.?".
Contrairement
aux opinions courantes , parfois simplistes comme "un homme est un
animal
nu, sans
plumes"
ou sophistiquées comme "homo sapiens" ou "homo ludens",
j‘insistais à l'époque que tout
d‘abord
"un homme bon, un homme authentique, c'est un homme
curieux".
UN REVE PERDU EN RUSSIE ET
AILLEURS
J ‘ai
quitté la Russie en février 1992, justement après la libération des prix,
quand
la vraie
"péréstroika"
a commencé. Les résultats sont connus. A titre d'illustration, on peut citer
quelques
remarques
de l‘article d‘Alexandre Soljenitsyne " L'état actuel de la
Russie",
publiée dans le journal
"La
pensée russe" (N 4152, 5-11 décembre 1996), édité à
Paris.
Le
régime
politique instauré est défini comme l‘oligarchie restreinte et fermée qui est
composée par
I50-200
personnes appartenant à l'ancienne "nomenclature" et aux nouveaux
riches. La motivation
unique
de
ces gens est le pouvoir. Le volume de l‘appareil bureaucratique a été
augmenté
2-3 fois.
Les
réformes économiques effectuées ont abouti au désastre.La libération des
prix
et l‘inflation
consécutive
ont anéanti les épargnes de la population et ainsi ont éliminé la base de la
classe moyenne
à
venir
pour longtemps. La privatisation a amené à la concentration excessive du
capital et par
conséquent
à la monopolisation de l‘espace économique. Donc, au lieu de l‘économie de
marché il y a
l‘économie
monopolisée par quelques groupes financier-industriels.
La
fusion
accomplie des structures de pouvoir d‘Etat avec le grand capital parfois
d'origine
criminelle
bloque
définitivement le processus de développement de la démocratie, de l‘économie
de
marché et de
la
concurrence.
Dans
le
cadre de mes activités professionnelles en France j'ai rencontré beaucoup
des
Russes de
passage à
Paris. Que sont devenus les Russes ?
Un jeune banquier, appartenant aux Nouveaux Russes.
L’allure sportive, les cheveux courts, les yeux
clairs, la chemise blanche. Pas d’alcool. D'après
lui,
il travaille dur, s’amuse à fond, dépense sec.
Pour lui la pauvreté est un vice à cacher, donc,
les
pauvres sont pervers et agressifs, par définition.
Aime les films étrangers à la télé, peut citer par
coeur les noms des stars du cinéma américain.
Explique qu 'il déteste la vidéocamera parce qu ’il
n’a jamais réussi à convaincre ses copains et
copines de regarder ce qu'il a filmé auparavant. Il
a
été très étonné par la foule autour du portrait de
Mona Liza en Louvre, où il a dit à haute voix qu'il
connaissait personnellement des filles beaucoup
plus jolies.
Unefemme âgée. Les cheveux blancs, le visage
serein,
la voix calme, bien modulée. Très gentille.
Actuellement, elle a une bonne position dans sa
banque, mais néanmoins elle voit l’avenir de son
pays
en noir. "Nous avons perdu quelque chose
d’essentiel. Avant, c'était autrement. " – dit-elle.
Au
cimetière russe à Sainte-Genevieve du Bois, elle
cherche le tombeau de l'écrivain russe Ivan
Bounine
et cite à mi-voix les détails de sa petite nouvelle
”Les pommes d 'Anton ". L'histoire d'un jeune
homme,
habitant à la campagne près'de Toula, qui est tombé
amoureux au fort de l’été et s'est suicidé à
l'automne parce que son amour n'était pas partagé.
Elle est très impressionnée par des statues de
Maïol de grandeur nature en pleine air au jardin
des
Tuileries parce qu 'elle n'a connu à Moscou que
ses petites statuettes.
Trois jeunes femmes. Pétillantes, dynamiques, sans
complexes. Veulent tout goutter, tout essayer,
tout
acheter. L’une d'elles a prononcé une phrase
remarquable au sujet de leur subordonnés qui
reflète,
peut être, la culture actuelle de gestion en
Russie:
”Si on leur ordonne de sauter d'unefenêtre, ils
sauteront sans faute ". Elles critiquent la
manière sobre des Françaises de s'habiller parce que
chez
elles, à Moscou des filles portent des ’fringues”,
soigneusement choisies pour sauter aux yeux. J
’étais
le témoin de manifestation de leur vif intérêt à un
jeune garçon, serveur au restaurant, qui
ressemblait, d'après elles, au poète russe Sergei
Essenine. Elles jugeaient le garçon "sympa, sexy”
et
lui adressaient des propositions équivoques. Si j
'ai
bien compris, elles occupaient une place
dominante dans leurs familles. Leurs maris et leurs
enfants étaient considérés comme l'encadrement
utilitaire de leur carrière professionnelle et
affective.
Un homme trapu et robuste, le nez écrasé. De
l'ancienne ”nomenclature”. ”Maintenant, je suis un
homme aisé, j 'ai des moyens. D'ailleurs, j ’ai eu
toujours les moyens, ” — dit-il. Il est très pratique et il
a
proposé à sa voisine russe à l'hôtel de coucher
ensemble
pendant son séjour à Paris. Pour lui, il reste
inexplicable la présence dans les rues des gens
noirs
en grand nombre, les citoyens français comme
on lui dit. A Versailles il a bien apprécié le
palais,
le parc. ”C ’était bien pour le Roi, un homme
d'Etat, de se promener dans ce jardin après avoir
eu
un repas copieux pour penser des affaires
importantes. C’était bien pour tout le monde ” -
réfléchissait-t-il avec un air méditatif. Il se sent
très
bien dans sa peau en Russie, mais son ”climat"
ne
lui convient pas. Par apparence, il occupait un
poste important, mais, étrangement, il a eu des
problèmes avec son vocabulaire professionnel et la
boisson. Avant de boire un coup il prononçait
toujours
la même phrase: ”Qu'il soit bien pour nous ”.
Un directeur d’usine, un homme costaud avec des
cheveux gris, souriant. Malgré la situation
extrêmement difficile dans son secteur, l'usine se
tient debout grâce à lui. Il considère l’usine
comme
sa famille, sa vraie famille passe au second plan.
Pour se débrouiller, il invente des combines
incroyables: il envoie ses ouvriers hautement
qualifiés comme des stagiaires dans des usines
étrangères ou ils travaillent à mi-prix. Chez lui,
il
se bat pour changer la mentalité de ses ouvriers
pour qu'ils puissent travailler plus efficacement
et
vivre mieux. Il accuse l'ancienne ”nomenclature”
soviétique de cacher à la population les délices de
la
société de consommation occidentale et ainsi de
couper le désir d'arranger leur vie autrement. Il
étudie attentivement tous les petits détails de la
structure urbaine à Paris et en banlieue, les
squares
fleuris, les poubelles vertes, etc., pour essayer
ensuite de les implanter a son usine. Après avoir
bu
du vin français il aime parler de poésie, des
femmes, de l amour. Très macho, mais doux et
sentimental.
Dans
chaque moment tragique de leur histoire, les russes posaient toujours trois
questions principales:
Qu'est-il
arrivé ? Qui est coupable ? Que faire ? Quelles réponses à ces questions
peut-on trouver dans
la
Russie
actuelle ?
Qu'est-il
arrivé ? Il y a toujours eu des rêveurs dans l‘histoire de la civilisation
humaine - Spartacus,
Campanella,
Thomas Moore, Robert Owen, Saint Simon, Fourier, Marx, Che, etc. Ces gens
là
rêvaient
de créer un paradis sur terre, une société, où les gens auraient une vie
heureuse, raisonnable,
sans
injustice sociale, sans violence, sans exploitation, sans la propriété
privée.
Ces rêves se
manifestaient
sous forme des projets collectifs à appliquer pour refaire l‘histoire, pour
remplacer le
développement
évolutif de la société par son changement révolutionnaire. En principe, la
société
humaine,
en tant que système, a besoin de mutations dans certaines limites, pour
mieux
s‘adapter aux
changements
intérieurs et extérieurs. Si les limites sont dépassées et le système est
mis
en danger,
dans
ce
cas là le système intervient pour se sauver et bloquer ces tendances
destmctives.
La
révolution russe a essayé de réaliser le mythe d'une société juste par
force,
par le moyen d'un
régime
totalitaire. A une certaine époque, ce régime s'est montré efficace quand
même,
surtout en
présence
d'un danger extérieur pour le pays. C‘était le cas de l‘industrialisation du
pays après la
révolution
et la victoire durant la Seconde Guerre Mondiale. En absence d'un ennemi
extérieur, on
peut,
naturellement, inventer un ennemi intérieur. Mais, en tout cas il manque de
la
souplesse pour le
régime
totalitaire, surtout, s‘il s‘agit de valoriser le potentiel créatif des gens
pour faire face à un défi
important.
Le "spoutnik" russe a été plutôt conditionné par le développement
nécessaire du complexe
militaro-industriel
soviétique que par le déploiement des forces créatives du peuple russe.
Ainsi,
le
régime
communiste pourri et corrompu de l'époque brejnevienne est devenu un
obstacle
au
développement
économique du pays, surtout dans les nouvelles conditions du phénomène de
la
mondialisation.
La structure du pouvoir en vigueur a craqué et on n'a pas eu déjà la
possibilité de
continuer
à gérer l'économie nationale de la même façon. L'économie a dit carrément
"niet". La partie,
la
plus
moderne de la "nomenclature", en la personne de M. Gorbachev, a
fait
entrer en scène la
"pérestroika"
pour, officiellement, réformer, reconstruire la structure du pouvoir, mais,
en
réalité, pour
essayer
de retenir le pouvoir, coûte que coûte. Ensuite, il n‘y a que la bataille
pour
le pouvoir.
Qui
est
coupable ? Il y a certaines raisons, pourquoi la dernière tentative échouée
d‘établir un paradis
sur
terre
a eu lieu, notamment, en Russie. Les paysans russes au XIX siècle quittaient
parfois leurs
exploitations
rurales pour aller chercher ailleurs une vie heureuse, une société juste
dans
une terre
bénie
qui
s‘appelait "Le pays de l'eau blanche" et qui se trouvait quelque
part
aux alentours de Pamir.
Ils
ont
dispau sans laisser de traces.
La
culture russe possède ses propres spécificités: elle est spirituelle,
messianique, collectiviste.
Le
spiritualisme, qui veut dire la primauté du spirituel par rapport au
matériel,
est déjà bien présenté
dans
l'orthodoxie russe - où les choses importantes ne se passent pas maintenant,
mais dans le futur, et
pas
ici,
sur la terre, mais dans le ciel. Pour l'orthodoxie la vie quotidienne, en
général, et le travail, en
particulier,
ne sont pas d‘une grande importance. Le dicton russe dit: "Mieux vaut
être
pauvre et pâle
(cela
veut dire "modeste") que riche et
voleur."
Le
caractère messianique de la culture russe est bien déterminé par une place
spécifique prise par la
Russie
entre l‘Est et l'Ouest dans tous les sens - géographique, historique,
culturel,
etc. Pour l'Est et
l'Ouest
la Russie a joué un rôle du point de la liaison et parfois de celui-ci de la
séparation. Donc, la
Russie
prétendait avoir toujours son propre chemin à parcourir, son propre destin
messianique pour
sauver
le
monde. A l‘époque médiévale la Russie se présentait comme l'héritière des
grands empires
romain
et
byzantin: " Il y a eu deux Rome. Moscou sera la troisième et il n‘y en
aura plus d‘autre."
L'esprit collectiviste du peuple russe est bien
connu
et on trouve ses traces un peu partout. Dans
l'économie
- le noyau social du système agricole d‘ancienne Russie n'a pas été une
exploitation privée
isolée
mais leur ensemble ("obtshina"), dans la vie quotidienne - la
tradition de l'entraide et du
sacrifice
personnel aux intérêts des autres. Le dicton russe dit "La mort devant
tout le monde est bien
belle
". Le dernier film d‘Andrei Tarkovsky, le metteur en scène russe, émigré
en
France, s‘appelle "Le
sacrifice".
Ces
spécificités constituaient deux choses importantes dans la mentalité russe:
le
fatalisme et le
projectivisme
qui étaient à la base même des événements de 1917 en
Russie.
Le
fatalisme russe suppose que l'homme est dominé par un groupe, par un Etat,
par
Dieu. Donc, son
destin
est fatal, l‘homme lui-même n‘est pas capable d‘assumer sa propre vie, il
n‘est
pas libre. Au
fond,
l'homme n'est pas une personnalité. Il est condamné à être guidé toujours
par
des forces
"supérieures"
dans un but "supérieur".
Le
projectivisme russe suppose que pour aboutir à une harmonie sociale, s'il
n'y
en a pas, il faut plutôt
refaire
radicalement la société et l'individu selon un projet préétabli que
d'essayer
de les améliorer
progressivement
sans déformer leur nature brusquement. C‘est à dire, les russes préfèrent
une
révolution
à une évolution.
Alors,
avec des attitudes de ce genre on tombe facilement dans la tentation
d'établir
un paradis sur
terre
par
force en sacrifiant l'homme pour le rendre hereux...
Que
faire
? La perte d‘un rêve, d‘un mythe au niveau de la nation entière a des
conséquences
très
graves:
l'éclatement du système des valeurs fondamentales, le vide idéologique, les
frustrations et les
angoisses
des gens. Tout cela se répercute dans la vie politique et économique du
pays.
M.
Ilya
Prigojine, le professeur de l'Université Libre de Bruxelles et le Prix Nobel
de
1977, pense que
l'évolution
d'un système ouvert, non équilibré et complexe est conditionnée tout d'abord
par des
processus
d'auto-organisation, par des petites interventions au niveau des éléments du
système. La
Russie
actuelle
peut être traitée comme un système de ce genre. Donc, son développement
dépend
aussi
des
changements spontanés qui se produisent dans la mentalité des gens. Dans
cette
optique, on
pourrait
imaginer dans quelles directions souhaitables la mentalité russe pourrait
poursuivre ces
changements.
Primo,
il
faut se débarrasser de toute illusion par rapport à l'Etat et arrêter de
solliciter de sa part une
protection
complète, une aide avec un visage humain sous prétexte que l'Etat, c'est
nous.
Mais l'Etat
n'est
pas
nous, c'est une chose différente de nous, avec ses propres intérêts qui
parfois
ne coïncident
pas
avec
les nôtres. Il faut nettement séparer le niveau étatique et le niveau
individuel et ne pas les
mélanger
pour éviter de retomber dans un piège totalitaire.
Secundo,
si dans les conditions de la disparition des valeurs morales dans la
société,
vous avez envie
de les
chercher, cherchez les plutôt au niveau individuel, autour de vous et en
vous-même.
Il faut
prendre
dans vos propre mains la responsabilité de votre propre vie et de la vie des
gens qui vous
entourent.
Il faut restituer vos valeurs, si vous les avez perdues, ou les protéger, si
vous avez réussi à
les
sauvegarder, en partant de vos propres impératifs catégoriques
intérieurs.
OH, LES LIVRES.
Dans
ma
jeunesse, je lisais beaucoup. Je lisais tout ce que je pouvais me procurer à
la
bibliothèque
familiale
ou publique. Des livres de notre bibliothèque familiale, pour la plupart,
était
achetés, par
mon
père.
Elle a bien reflété ses préférences plutôt décoratives, liées avec un format
ou
une couleur
de
reliures de livres, que ses préférences livresques, parce que mon père n'a
pas
eu habitude de lire.
L'ambiance
de la culpabilité originelle du régime totalitaire n'a pas été propice au
désire de savoir
parce
que
le savoir représentait évidemment un danger pour le régime. C'est pourquoi
notre
bibliothèque
familiale était composée exclusivement dans un but décoratif. Néanmoins,
outre
des
ouvrages
idéologiques obligatoires - Marx, Lenine, Staline, on pouvait y trouver tous
les grands
classiques
de la littérature russe — Poushkine, Gogol, Tourgenev, Tolstoy, Dostoevsky,
Chekhov et
certains
classiques, admis officiellement, de la littérature occidentale - Dickens,
Thackery, France,
Maupassant,
Dreiser, London et, je ne sais pas pourquoi,
Taleirane.
Ma
mère a
été tout le temps débordée par son travail à l'école et par le ménage à
domicile. Mais, elle a
été
attirée instinctivement par le côté miraculeux de la vie et elle cherchait
dans
les livres une
possibilité
de partager cette vision avec des autres. En lisant des livres d‘une manière
irrégulière, elle y
trouvait
des images sentimentales, des passages passionnants qui confirmaient
pour elle son
pressentiment,
avec lequel elle était née, qu'existe une seule vérité dans le monde -
l'Amour.
La Vie et
l'Amour
pour elle ont été inséparables. Elle m'a transmis ce message comme une mère
transmet à son
bébé
le
sang par le cordon ombical. Je gardais toujours le sentiment d'être une
partie
de ma mère, de
sa
chair,
de sa personnalité. Je me sentais près d'elle à l'abri, protégé contre le
monde
hostile et
incompréhensible.
J 'absorbais tout ce qu'elle me donnait avec une ferveur presque religieuse.
Une
histoire
racontée par ma mère, quand j'étais petit, est restée gravée dans ma
mémoire.
Durant un hiver féroce un couple de cygnes est
resté
bloqué dans un lac gelé. La femelle fragile n'a
pas pu supporter les atrocités hivernales et peu de
temps après elle a succombé. Le mâle pleurait
longtemps sa copine. Désespéré, il est monté au
ciel
pour s'envoler, en apparence aux pays du Sud,
mais brusquement il a plié ses ailes et il s'est
écrasé contre la glace du lac à côté de sa bien
aimée.
"On ne peut pas vivre sans Amour ”- disait ma
mère.
Dans
mon
enfance les livres ont été pour moi un source inépuisable de la fascination
devant des gens,
des
plantes, des animaux, le monde entier. Le premier livre dont je me souviens
a
été un livre à
propos
d'insectes et d'animaux de l'auteur allemand Brême, en deux volumes
impressionnants,
avec
des
dessins magnifiques
représentant la vie sauvage des insectes et des animaux. Pour moi cette
vie
fantastique
présentée dans le livre existait réellement, en parallèle avec notre vie
quotidienne. Je me
souviens
aussi qu'on lisait ce livre-là, le soir, ensemble, en haute voix. Toute la
famille était assise
autour
de
la table ronde. Le livre, posé sur la table, était éclairé par une lampe
avec
un abat-jour vert.
Pour
moi
c'était un rite sacré, une nécessité vitale .
Ensuite,
il y avait d'autres livres d'autres auteurs. Au début je ne distinguais pas
clairement dans ce
fleuve
des textes variés le principe les constituant. Je m'y baignais sans
distinction
et sans tenir
compte
de
ses sources souterraines qui l'alimentaient.
Mais
petit à petit j'ai commencé à voir à travers ces eaux parfois bouillantes,
parfois ruisselantes des
courants
puissants qui m'attiraient, m'enchantaient. J'ai appris à les
identifier,
les
savourer. J'ai saisi
qu'ils
ne
sont que des manifestations faibles et ambiguës de la présence de leurs
créateurs, de leurs
auteurs.
A l'époque, je ne me rendais pas compte qu'un texte, un discours pourrait
représenter une
valeur
en
soi-même. Pour moi l'Homme, devant lequel je me suis incliné pieusement, a
été
la valeur
supérieure.
J'étais au commencement du processus de déification de l'Homme.
En
lisant
abondamment, j'ai découvert avec surprise, tout d'abord, et ensuite avec une
certaine
amertume
que la vie dans des livres était différente de notre vie
quotidienne.
Dans
les
livres, elle a été puissante, passionnante, pleine d'amour ou de haine,
débordée par des
événements
surprenants. Bref, elle a été merveilleuse comme un feu d'artifice.
Tandis que ma vie
courante
et celle d'autres gens était appauvrie par des sentiments et des événements.
La
vie, en
général,
avait un caractère régulier et rigide - lundi, mardi, mercredi,... et encore
lundi, mardi,
mercredi,
etc. Parfois cette vie était grise et moche, superficielle,
sans profondeur. Etant donné qu'en
ce
temps-là j'étais un petit garçon, cette attitude s'est manifesté chez moi
plus
sous forme de
sentiments
vagues et flous
que d'une conviction ferme. Mais, d'une manière instinctive je fuyais la
vie
réelle
morose pour la vie livresque surréaliste où j'ai trouvé tout ce dont j'ai eu
besoin.
Je regarde une photo de moi à cette époque, en
1950,
je crois, où je suis debout, très tendu, en
serrant un truc dans mes mains. Je vois un garçon
timide, silencieux. qui observe le monde autour de
lui par des yeux largement ouverts. Il attend
quelque
chose, attentif et perplexe. Il a l'air d'être
envoûte’ et angoisse' en même temps. Une phrase me
vient dans ma tête, un titre d'un livre ”En
attendant Godot ". En ce temps-là je cherchais
des choses sans savoir quoi exactement.
Une
pierre envoilées 'immobilîse,
Circonvolution
enchevêtrée d'une feuille jaunie en vol ,
En se
pliant la voûte du ciel se plisse ,
L
'arrêt,
un tintement d'oreilles, le commencement, etc.
Et
j'ai
trouvé dans les livres ce que des enfants trouvent dans des contes de fées:
l‘amour, la beauté, la
vérité.
Charles Dickens m'a apporté une tendresse et une compassion pour les autres.
Aleksandre
Pouskine
m'a transmis une admiration de la nature russe modeste et majestueuse avec
ses
champs
vastes,
sans limites, ses forêts fabuleuses, enneigées et silencieuses en hiver,
ondulantes et pétillantes
en
été,
et au-dessus de tout cela la voûte du ciel bleu sous laquelle vous vous
sentez
tellement petit et
insignifiant.
Dans les livres de Nikolai Gogol j‘ai trouvé un éventail de caractères
humains
grotesques,
répugnants
et attirants, étrangement semblables à certaines personnes que je
connaissais
en ce temps-
là. A
travers des livres d'Anatole France, de William Thackery, de Théodor Dreiser
j'ai senti les
pulsations
de l'histoire, l'évolution, l'épanouissement et le déclin des cultures
différentes. J'ai appris
les
liens
qui existent entre la société et l'individu ou sous forme d'une
confrontation
hostile et violente
chez
Jack
London ou d'une cohabitation pacifique et ambiguë chez Guy de Maupassant.
Leon
Tolstoy
m'a
ouvert une porte vers la profondeur de la nature humaine et Fedor Dostoevsky
m'a amené dans
l'espace
des gens tourmentés, se trouvant dans une situation à la limite, où des
questions maudites
surgissent
et vous torturent sans relâche. Avec Anton Chekhov, je me promenais dans des
couloirs
sombres
des âmes humaines solitaires, je suivais leur envols et leur
chutes.
Ces
auteurs m'ont initié à cet univers magique, au monde humain. Je les en
remercie.
En hiver il neigeait souvent et il faisait froid.
Pendant la journée les fenêtres givrées faisaient
passer
des rayons du soleil qui remplissaient la chambre
avec
des ondes de couleur rouge, violette, bleu
claire. en la transformant en grotte sous-marine où
tout était mouvementé et joyeux. Après la tombée
du soleil, la lumière jaune de réverbères en
pénétrant
dans la chambre changeait le décor et la
chambre devenait une caverne, mystérieuse et
illusoire
dans laquelle des ombres se déplaçaient
capricieusement et produisaient des petits bruits
étranges. Le soir, après être rentré chez lui, le
garçon, excité par des jeux avec ses copains,
racontait d'une manière embrouillée à sa mère les
événements du jour, ses réussites et ses faillites.
Il
est arrivé quelques fois que le garçon pleurait
désespérément pour un sujet qui paraissait
maintenant
tout a fait insignifiant, par exemple, un
modèle d’avion non réussi. Sa mère le consolait et
asséchait ses larmes, ces larmes infantiles. Mais
le
temps est venu et le garçon prenait un livre et
après
s'être pelotonné dans un fauteuil près de la
fenêtre commençait son rite preféré. Il commençait
à
lire. Je le laisse parce que maintenant il a
besoin d’être seul.
THE MEN I LOVE
Dans le métro parisien, en face de moi, une jeune
fille
feuilletait distraitement un magazine dont le
titre en grandes lettres "THE MEN I LOVE
" a
attiré mon attention.
C’était la confession d'une comédienne américaine
qui
a présenté au grand public une liste des
"men'
appartenant aux milieux différents: spirituel (le
Dalai-Lama}, sportif (Magic Johnson}, artistique
(Jack Nicolson}, etc.
Une ”pub " parmi les autres, qui exploite la
sexualité, mais j'ai retenu la phrase dans ma mémoire
à
cause de sa simplicité captivante, d’origine
américaine, je pense.
Un peu plus tard j'ai trouvé dans un autre magazine
une autre comédienne, maintenant une
française, qui a question posée par un journaliste
”Qu'est ce que vous allez faire à Londres? "
a
répondu, aussi, avec une simplicité formidable ”J'y
vais aimer ”.
L'exploitation
du sexe par les mass-média est tout a fait compréhensible. La motivation de
base de
l'homme,
son "Basic Instinct", d'après un film américain, est la survie,
dont
la Baise et la Bouffe sont
des
apôtres. Mais le mot "amour", utilisé dans les cas précédents,
prétend de dépasser, par apparence,
le
simple
sexe. Qu'est ce que cela signifie en réalité?
L'amour
est un mot grave. Vous trouvez, par exemple, dans la Bible: "Dieu est
Amour". Certains
parmi
les
athées pensent qu'aimer ou être aimé est une seule possibilité d'exister
dans
ce monde
absurde.
L'amour est considéré par des gens qui vivent leur solitude dans une société
hostile comme
un
seul
abri, comme un grand rêve. Enfin, comme le Grand Amour.
Y a
t-il
une liaison entre ces connotations de l'amour et des phrases d'usage
médiatique
du type "The
Men I
Love"? Sûrement non. Mais ces phrases contiennent un certain message
qui
peut se lire dans le
cadre
de
la mythologie moderne.
On va
essayer d'identifier ce message-là en faisant référence à l'ouvrage de Roland
Barthes
"Mythologies".
Le
mythe
est une parole, un discours. Bref, c'est un langage qui fait partie de la
sémiologie. En tant
qu'un
langage le mythe contient trois éléments: le signifiant, le signifié et le
signe.
Le signe est le total
associatif
des deux premiers termes, l'acte de signification, d'apparition du
sens.
Par
rapport au langage ordinaire le mythe peut être considéré comme un
métalangage,
parce qu'il utilise
des
signes du langage ordinaire en tant que ses propres signifiants. Revenons à
notre
phrase "The Men I
Love".
"The
Men 1 Love" en tant que phrase du langage ordinaire a comme le
signifiant
une structure
grammaticale,
où il y a un sujet "I", un verbe "Love" et un complément
objet direct "The Men". Le
signifié,
exprimé par le signifiant, est l'ensemble des connotations liées avec une
passion amoureuse
existant
entre un individu et les autres, avec l'Amour, donc. Le signe, dans ce
cas-là,
est une
association
de la phrase avec l'Amour. On peut dire, d‘une certaine façon, que c'est une
phrase
"amourisée",
excusez moi pour ce néologisme, qui fait naître le sens de
l'Amour.
Maintenant,
mettons la phrase "The Men I Love" dans son contexte original
médiatique. Etant le
signe
dans le langage ordinaire, cette phrase "amourisée" devient ici le
signifiant, un élément du
métalangage,
du langage mythique. Quel signifié correspond à ce signifiant dans le
contexte
médiatique?
Le
mythe,
en tant que langage, transfère un message. Donc, le mythe fait partie à la
fois
de la
sémiologie
et de l'idéologie. Du côté idéologique la fonction principale du mythe est
"d'idéologiser",
d'imposer
certaines valeurs. Le langage mythique des mass-médias impose des valeurs de
la
société
actuelle
de consommation.
Donc,
le
signifié de la phrase "The Men I Love", comme le signifié de
n'importe "pub"
actuelle
dans
le
contexte médiatique, est un certain modèle de la société de consommation à
suivre, imposé
aux
lecteurs des mass-médias.
Dans
ce
cas particulier, c'est un modèle de comportement sentimental qui, de notre
temps
postmodeme
superspécialisé, est présenté par des spécialistes - des comédiennes,
douées,
en
apparence,
dans ce domaine-là. Par conséquent, le signe du langage mythique sera une
association
d‘une
phrase "amourisée" avec un certain stéréotype du comportement
social.
On peut dire, avec un
effort,
que ce signe mythologique est une phrase "amourisée"
stéréotypée.
Mais
quel
sens fait naître ce signe-là? Le sens de l'Amour? Oui et non. Le sens de
l'Amour provenant
de la
phrase "amourisée" d'origine ici est essentiellement
déformé.
Mise
dans
le contexte médiatique, la phrase "amourisée" d'origine est privée
de
ses aspects essentiels
d'intimité,
d‘unicité, enfin, de son essence. Elle devient publique, commerciale, une
"pub".
Finalement,
elle est transformée en signifiant du langage mythique, en quelque chose
insensée, par
définition.
Mais
le
mythe ne détruit pas complètement cette phrase. Elle est bien présente. On
enlève seulement
son
essence, non l'existence. Pour résumer, le mythe déforme mais n'abolit pas
le
sens de la phrase
"amourisée"
d'origine: il l'aliène, plus exactement.
Au
fond,
le mythe est un langage volé. Le mythe capte l'histoire racontée par la
phrase
"The Men I
Love",
la transforme en le signifiant mythique vide pour imposer un stéréotype
social.
Le stéréotype
Social,
qui reflète en réalité certaines valeurs de la société de consommation, est
lié
ici avec le sens de
l'Amour
émané de la phrase "amourisée" d'origine. A cause de cela, ce
stéréotype se présente pour les
lecteurs
des mass-médias s'associant à l'Amour, à ses aspects authentiques, donc,
comme
quelque
chose,
en
apparence, tout à fait naturelle.
Finalement,
les lecteurs lisent le mythe à la façon d'une histoire à la fois vraie et
irréelle, on peut dire,
de
façon
virtuelle. Cette transformation intentionnée de l‘histoire en nature, des
images en faits, cette
virtualisation
de la réalité est le principe même du mythe. Le mythe déplace ses lecteurs
de
l'espace
réel,
existentiel dans l'espace mythique, virtuel.
L'informatisation
quasi-totale de la société moderne produit une pression médiatique énorme
sur
la
vie
quotidienne des gens. Les gens vivent de plus en plus dans le monde où la
frontière, qui sépare les
faits
et
les images, la réalité et la virtualité, devient fragile et
transparente.
Le
monde
se virtualise progressivement, de plus en plus, il se manifeste pour les
gens
exclusivement
sous
la
forme de mythe. La vie et le mythe deviennent
synonymiques.
Est ce
que cette conversion de la vie en mythe apporte du bien ou du mal aux
hommes?
Au
niveau
sociétal, l'augmentation du rôle de l'imaginaire collectif, du mythe dans le
cadre du
processus
actuel de transformation d'une société des individus dans une société des
masses paraît
inévitable.
Plus la société est mythologisée, plus l'auto-contrôle de la société est
efficace et la
manipulation
des gens par celle-ci devient presque parfaite.
Au
niveau
individuel, la mythologisation de la vie quotidienne se ressent généralement
comme une
menace
de
perte de vitalité, d'identité, de dilution totale de l'individu dans la
sousconscience
collective,
dans un océan virtuel sans frontières. Mais, c’est une réaction tout à fait
normale parce que
l'individu
est en train de disparaître dans la société de masses à
venir.
Cela n 'est pas par hasard, à mon avis, que le film
du
metteur en scène britannique Peter Greenaway
"The Falls ”, d'une durée de 3 heures, est
composé par quatre vingt douze descriptions
purement
imaginaires des VEI (Violents Evénements Inconnus}
qui
se sont produits avec des gens dont les noms
commencent par ”Fall". Les biographies des
Falls,
leur discours, leur relations entre eux, leur
problèmes et leur mort, tout cela est une pure
imagination, un mythe monté.
Mais, dans le film la vie de ces gens-là a l'air
d'être réelle. Enfin presque, comme la vie des
gens,
prononçant dans des magasines les phrases "The
Men I Love”, et comme la nôtre, d'ailleurs.
L'ECOLE SELON TRUFFAUT
Le film
"Les quatre cents coups" de François Truffaut m'a donné
l'impression
que la vie d'un écolier
est
identique partout, en France ou en Russie, peu importe. Parce que je crois
qu‘elle fait partie de
l'enfance
dont les petites peines et les petites joies sont universelles et
fondamentales. On dit que
l’école
est un bon endroit pour forger une personnalité future, un adulte à
apparaître
et être intégré,
ensuite,
dans la société. Bien sûr, c'était vrai, mais, moi personnellement,
j'imagine
toujours que des
adultes
ne sont que des enfants vieillis, habillés convenablement, cravatés, et qui
revivent, encore et
encore,
leur enfance perdue.
Mon école à Moscou a été un endroit morne et
triste,
pas en apparence, mais je la voyais comme ça.
Les premiers jours à l'école j‘ai senti une
pression
de l'extérieur, une tentative, visant à me plier,
me
mouler sur un modèle inconnu pour moi. C 'était, je
crois,
un processus inévitable d’intégration dans
le monde des adultes, dans la société humaine. Il
fallait apprendre les règles du jeu: l'importance
du
travail, l'obéissance aux adultes sans
contestation,
la hiérarchie du pouvoir dans un groupe, etc. Je
considérais instinctivement ce processus comme une
chose pas hostile, mais incongrue et fatale.
Donc, je résistais intérieurement, en cachette, à
cette invasion offensive, en me représentant
devant
des gens comme un enfant docile et loyal. Après
quelque temps d 'essais et de fautes dans ce
domaine
mimétiquej’ai réussi, finalement, à me mettre dans la peau d'un personnage
tout à fait socialement
convenable.
L'école s'élevait sur la rive de la rivière Moscou
comme une masse sombre et amorphe, comme le
château d'un souverain anonyme, émanant autour de
lui
une odeur âpre de culpabilité et de brûlé, à
cause du gazon couvert par la scorie. La façade de
l'école de couleur jaune pâle a été couverte par
de
multiples fenêtres rectangulaires, alignées
horizontalement et verticalement. En apparence,
les
fenêtres ne laissaient pas passer la lumière à
l'intérieur de l'école et elles se présentaient comme
les
yeux d'un aveugle, immobiles et ternes. Mais
parfois,
un rayon du soleil, renvoyé par hasard par une
fenêtre, entrait directement dans l'oeil d'un
observateur extérieur et celui-ci stupefait voyait
l'apparition brusque d'un point brillant dans
l'opacité de son champs visuel. Tout a été différent
à
l’intérieur de l'école. Les murs et le plafond
blancs,
éblouissants, le parquet brun bien astiqué, les
portes géantes de couleur rouge sanglant, les
escaliers ajourés, se répondant partout comme une
toile d'araignée. A l'étage, le long couloir a
disséqué l'école en deux parties inégales: d'un côté il
y
avait des classes et de l'autre — des fenêtres
sortant
dans la cour de recréation. L'école s'est
immobilisée dans la cour comme une énorme machine à
vapeur avant de se lancer dans le labeur de
fabrication en chaîne.
Après mon premier jour à l'école, j 'ai dit a mes
parents que je n'y reviendrai jamais.
Mais
si,
j'y suis revenu, naturellement. Et après très peu de temps tout a été
complètement oublié.
L’école
est devenu pour moi un lieu privilégié de rencontres avec mes copains, un
source inépuisable
de
connaissances de toutes sortes, une compétition pour être le
premier.
Je
voyais
la plupart des professeurs comme des gens bizarres, même ennuyeux, parfois,
mais il y avait
aussi
des
gens très sympathiques. Le professeur de physique, un homme fragile et
nerveux,
souffrait
énormément,
j'imagine, du “je m‘en foutisme” des élèves concernant tout, en général, et
des
miracles de
la
nature, en particulier. Par contre, quand il montrait comment l‘électricité
apparaissait dans des fils
plongés
dans un concombre salé, il frissonnait de joie de découvrir une chose
fabuleuse. Je l'ai bien
observé
pendant ses péripéties et sa fascination devant la nature, qui nous dépasse
souverainement,
m‘a
marqué à jamais. Je l'en remercie.
Les
premiers liens d'une amitié infantile se sont noués, aussi, à l‘école. J‘ai
été
attiré par ces relations,
fragiles
et douces, avec les autres. Elles me paraissaient étranges, exceptionnelles,
ayant quelque
chose
en
commun avec des histoires que je lisais dans des livres. J 'avais déjà des
soupçons au sujet de
la
réalité de ces histoires mais cela ne m‘empêchait pas d‘avoir des frissons
en
lisant la scène suivante
"...le
garçon regardait en silence sa silhouette perdue entre ciel et terre. Elle
s‘éloignait lentement et
inexorablement
et il ne pouvait rien faire. Quand les rayons du soleil couchant ont touché
ses
cheveux
roux
ardents, un point purpurin brillant a surgi momentanément et disparu tout de
suite. Le garçon a
retenu
cette image douloureuse pour toute sa vie." Moi aussi d‘ailleurs, et
par
une coïncidence, tout à
fait
hasardeuse, j‘ai toujours eu ensuite une faiblesse pour les filles
rousses.
A cet
âge
innocent, je donnais la préférence dans mes relations amicales aux garçons.
Les
filles
attiraient
ma curiosité, bien sûr, mais les filles ont été trop différentes,
imprévisibles
et parfois
capricieuses.
L'amitié avec les garçons était pour moi plus naturelle, plus cordiale et
durable. Je me
souviens
avec tendresse d'un garçon, qui s'appelait Misha, avec lequel je partageais
les
jeux, les soucis
et les
passions
de notre enfance commune.
Je me souviens un soir d'hiver, il neigeait
abondamment et il faisait noir. Nous allions avec Misha
en
traîneau dans la cour de notre maison. Quand Misha
est
entré dans le cercle jeté par un réverbère
par terre, il s’est tourné vers moi et il m'a
souri.
Je regardais son visage à travers la neige
tombante
et j 'ai senti soudain une tendresse profonde. Il
est
resté ainsi dans ma mémoire durant des années. Je
l’ai rencontré par hasard vingt ans plus tard et il
m'a paru intact comme il était auparavant — timide
et résistant, réservé et chaleureux. Il est mort
subitement d'un cancer six mois après cette
rencontre.
Adieu, Misha. Je t'aimais
tant.
Elle
est
très proche de moi cette idée que François Truffaut a exprimée dans son film
"La chambre
verte".
Nous sommes tous formés par nos relations avec les autres, nous ne sommes
qu'un
point
d'intersection
de ces relations. Et si les autres meurent, c'est tellement naturel et
indispensable de
garder
leurs images, leurs gestes pour que nous continuions à subsister à travers
eux.
Cela reprend
l'idée
du
philosophe russe Fedorov qui croyait qu'on pouvait ressusciter les gens
morts à
partir de
leurs
traces restées dans l'univers. Il professait qu'il fallait restaurer cette
chaîne unissant les vivants et
les
morts. Dans ce but il fallait réorienter le progrès technique pour assurer
la
résurrection totale des
morts.
C'est pourquoi, son disciple fervent, Tsiolkovski, a inventé le principe de
la
propulsion par
réaction
dans le cosmos pour transporter des morts ressuscités vers les planètes
voisines. Encore un
rêve
russe inachevé, visant dans ce cas-là l'installation du paradis au niveau de
la
galaxie toute entière.
C'est
étrange, mais après avoir terminé mes études à l'école, j'ai coupé tous les
contacts avec mes
amis.
Il
me semble que je sentais la nécessité de fuir en avant, d'abandonner le
passé
pour le futur à
venu.
La
ligne
interrompue par traits d'union,
En
évitant des attouchements légers,
Montée
languissante de la poussière,
L
'arrêt,
la continuation, la pause.
UNE SCENE DANS LA RUE EN
DEVENIR
Au
printemps, en sortant du lycée Janson De Sailly trois filles et un garçon se
sont arrêtés dans une
rue
près
de l'arrêt du bus pour bavarder un petit peu avant de se disperser après une
longue' et
épuisante
journée à l'école.
Maintenant
que le temps a passé, je vois cette scène comme une stop-image d'un film
muet
en noir et
blanc.
Les personnages grotesques se sont figés dans des postures invraisemblables
avec
leurs
membres
disloqués et leurs grimaces exagérées. On peut imaginer une situation très
agitée qui a été
interrompue
brusquement par un accident technique sans importance. Cela attire
l'attention,
fait naître
le
désir
de reconnaître l'anecdote inventée par le metteur en scène et apprécier ses
tentatives
désespérées
de la réaliser sous forme dite audiovisuelle.
En
temps
et lieu, quand la scène était en train de se dérouler, elle était bien
vivante,
remplie par un
tohu-bohu
d‘une rue un après-midi de printemps, par vacarme des sons de toutes les
sortes, par des
couleurs
Vives et éclatantes, vertes, roses, bleu claires, ées. Le fond de la scéne
fourmillait de
piétons
flänant, de mouvements rapides et oscillants d'ombres sur le trottoir, des
élevés, se déplaqant ä
une
vitesse
vertigineuse et s'arrétant brusquement comme des mouettes alertées dans une
baie.
Les
personnages principaux, les trois fllles et le garqon, composaient une
structure en pleine mutation
dont
les
éléments se heurtaient, se collaient les uns aux autres, en se flgeant pour
un
instant comme un
cristal
liquide et instable qui se scindait tout de suite en mille éclats vibrants
et
scintillants; et cela
recommencait...
Un nuage de moustiques en agitation autour d'une lampe pendant une
étouffante
soirée
d'été.
J 'étais assis sur un banc de la station etje ne
pouvais pas entendre de loin les paroles
prononcées
par les filles et le garcon. Mais c'était sans
importance, parce que a leur äge, ce tendre äge de
l'adolescence, la forme des paroles échangees
compte
plus que le contenu. Enfait, les paroles pour
eux représentent des symboles, des signes a
contempler
et a partager. Donc, l 'intonation, les détails,
les demi-teintes sont le vrai contenu de leurs
conversations,
pittoresques et épheméres comme "un vol
de papillon au-dessus du champ de colza.
"
Il me
semble que je me suis rendu compte de l'importance de cette scéne vécue
devant
moi par trois
fllles
et
un gargon comme le héros de "La Nausée" de J .P. Sartre qui a été
brutalement frappé pendant
sa
contemplation méditative par l'existence de l'arbre et de ses racines
multiples. Au début je me
sentais
aussi mal ä l'aise devant cette scéne-lä, futile et anodine en apparence.
C'était un petit fragment
de la
vie
de chaque jour dans laquelle nous sommes engloutis jusqu'au cou, n'ayant pas
la
force de
prendre
de la distance envers celle-ci, et donc, incapables de la sentir et de la
percevoir. Mais cette
scéne-la
me donnait un pressentiment, tendu et perturbé, que je ne pouvais pas défmir
exactement.
Cela
me
génait et tout a coup, une sensation étrange, mais bien précise m'a envahi.
J
'étais un témoin
du
moment
subtil et sublime, du moment de la vie "en
devenir".
Le
devenir comme une notion philosophique est apparu déjä chez Platon qui
distinguait les objets, pris au
moment
fixe,
et qui, gräce ä cette flxité, sont finis et mesurables, et les objets en
devenir, qui fuient le
présent,
se trouvent "entre-temps" et font simultanément apparaitre le
passé
et le futur , En
conséquence,
le devenir fait še confondre, s'entreméler tous les sens. L'objet en
devenir,
en
agrandissement,
par exemple, est plus grand et plus petit en méme temps: il est plus grand
qu'il a été
au
passé
et plus petit qu'il sera au futur. Donc, le sens se brouille en nous
laissant
stupéfiés par cette
démarche
inatténdue.
Les trois filles et le garcon se trouvaient au beau
milieu du fleuve de leur vie. Le ruisseau pétillant
de
l'amont, de l'enfance, se transformait en aval dans
la
riviére large et ondulante de ]'äge de raison, du
monde des adultes. Ils étaient des enfants et des
adultes ou ils n'étaient ni des enfants, ni des
adultes.
La naiveté et la fraicheur de leur comportement,
leurs
gestes nonchalants, leurs cris d'allégresse se
mélaient déjä avec la gravité accentuée de leurs
phrases bien modulées, leur mimétisme
cinématographique annoncé en avance, la rigidite'
des
röles dorénavant attribues: La Belle,
La
Douce, La Compréhensive, L'Indécis. Le carréfragile
qu'ils composaientfut déstabilisé par
l'apparition imprévue d'un autre garcon sortant du
lycée. Il était plus décisif en apparence, donc,
avec une prétention pour le röle de l'Amant .
L'Amant
a amené La Belle Dormante en dehors du Bois
pour parler tranquillement defutilités d
'importance.
Les autres se sont disperses petit a pelit, ayant
perdu le mobile de leur rencontre provisoire. Cela
ressemblait a un Guignol déjä vu millefois.
Apparition, disparition, des événements en
devenir.
Il me
semble qu'au moment ou cette scéne s'est passée a la périphérie de ma
perception, l'abstraction
"le
devenir" est entrée dans ma conscience d'une maniére brutale et elle
est
devenue une chose
pour
moi,
presque palpable. C'est a dire que la soi-disant "réalité" de la
vie
quotidienne,
l'existence
socialement conditionnée, se manifestent "normalement" sous forme
d'une bande grise
infinie
qui se déroule en se répétant sans cesse. Cette "réalité"
engourdissante nous murmure pour
nous
calmer, pour nous réduire à l‘état purement végétatif: "Tout va bien,
tout
est simple, il n‘y a pas
de
problèmes". A de rares moments, cette "réalité" inébranlable
peut se briser quand même en faisant
entrer
dans notre conscience un sentiment aigu du "vrai", de quelque
chose
qui nous dépasse ou plutôt
nous
ouvre la porte vers notre nature immanente et authentique. Et c‘est en ces
moments-là que nous
existons
vraiment dans notre plénitude jadis prédestinée.
La Douce, avant de disparaître définitivement, s'est
assise pour quelques moments sur le même banc
que moi. Elle se balançait comme si elle cherchait
un
point d'équilibre. En regardant distraitement
autour elle, elle a tourné sa tête, s'est heurtée à
mon regard attentif et a disparu en laissant
derrière
elle un faible sourire, doux et âpre qui mit
longtemps
à se faner dans l'air printanier, jusqu'à
l'arrivée
de mon bus.
Il
était
couché sur le sable,
Où il
traçait et effaçait une série de signes.
Ils
étaient comme des lettres des rêves
Qu'on
est
sur le point de comprendre et
Qui
brusquement se brouillent.
L'Aleph / J. Borges
CUIVREDESBOULES
"Исколькостоитмедныйшар
? – спросиляпродавца. – Маленькийстоит вдваразаменьше,
чем
средний,
ну, абольшой,соответственно. – Ответилмнепродавец.»
Par
ces
phrases-là commence une nouvelle dont le titre est "Boules de
cuivre", écrite par
Youri
K.
"Et combien coûte une boule de cuivre? - J 'ai
posé cette question au vendeur. - La petite coûte
deux
fois moins que la moyenne, et la grande,
respectivement. - Le vendeur m'a répondu. ”
En les récitant en ce momentje me laisse envahir
par
une chaleur de gratitude qui me déborde et me
relâche lentement. Restent seulement des
tracesfloues,
des souvenirs lointains qui s'esquissent quand
je pense à ces relations étranges qui nous liaient
à
l'époque, mon ami Youri K. et moi. Les relations
auxquelles, avec le temps qui passe, je tiens de
plus
en plus. Ces relations-là, on les nomme parfois à
la hâte, comme”amitié”.
L'amitié
n‘était pas le thème de la nouvelle "Boules de cuivre". Cette
nouvelle traitait, sous forme
d'une
histoire toute simple, un type particulier
d'activité symbolique de l‘homme, l'art, et aussi de
l'ambiguïté
du rôle joué par l'art dans la vie humaine. Il est vrai qu‘une autre
nouvelle
de mon ami
s‘appelait,
il me semble, "De l'amitié et de la camaraderie" où il constatait
avec humour qu‘il cherchait
partout
dans sa vie "l‘amitié et la camaraderie dont on a tellement entendu
parler", et qu'il n'avait
finalement
jamais trouvées.
Pour
être
exact, mon ami, qui appartenait, comment dirais-je, plutôt à l‘époque de la
Renaissance qu'à
la
nôtre,
a écrit beaucoup de nouvelles, a peint plusieurs tableaux et a composé
quelques
pièces
musicales.
Dans ces oeuvres on pouvait sentir une ambiance ineffable de piété humaine
devant des
choses
"simples", devant la vie, enfin. C‘était très émouvant pour moi,
comme
un message d'espoir
venu
d'ailleurs, et je l'en remerciais car à l‘époque je m'étais égaré dans des
parages labyrinthiques de
la
ratiocination.
Maintenant
cette phrase venue du passé "Et combien coûte une boule de
cuivre?"
me bouleverse à
nouveau
et m'oblige à repenser à notre "amitié" pour revoir des rapports
qui
se tissaient à l'époque
entre
nous, entre "les boules". Parce que je ne voudrais pas perdre une
chose essentielle de nos
rapports,
"leur cuivre" ou "l'or de l'amitié", si vous
voulez.
A
présent, il est acceptable de dire que l'homme est un discours, qui plus est
un
discours intentionnel.
Cela
signifie que le monde humain est construit comme un réseau de dipôles dont
des
pôles sont
différent
mais égaux et ne peuvent pas exister isolément l'un de l'autre. Ils sont
soudés
par des
rapports
bilatéraux. Bref, l'élément de base de la société humaine est un couple des
sujets échangeant
en
permanence des messages réciproques.
Dans
cette optique, mon existence se présente sous forme d'un modèle simple: en
tant
qu’un sujet,
j'envoie
un message à un autre sujet, à autrui, et j'en reçois, à mon tour, de sa
part.
Mais quelle est la nature d'autrui ? Est-elle
une
réplique authentique de moi-même, ou mon adversaire
totalement
opposé ? D'une part, nous devons être assez différents pour qu'un échange
d'information
ait
lieu
(pas de différence, pas d'information à échanger). Mais, d'autre part, nous
devons avoir
quelque
chose en commun, la même codification d'information, par exemple, pour que
l'information
échangée
soit accessible et compréhensible pour chaque sujet. En résumé, autrui est
comme
moi et il
ne
l'est
pas en même temps.
Maintenant,
je vois plus clairement ce que nous unissait et nous distinguait à l'époque,
mon ami
Youri
K
et moi. Nous étions tous les deux fascinés par la vie et nous avions refusé
d'emblée son
interprétation
simpliste et utilitaire inventée par des adultes compétents. Nous sommes
devenus des
complices,
des rebelles contre "le bon sens" qui ne lassait aucune place pour
l'énigme de la vie
miraculeuse,
mais chacun à sa propre façon.
Moi,
en
cachette, avec mon masque docile et serviable à présenter devant tout le
monde
et avec ma
violence
purement verbale et sans conséquence, destinée à mes interlocuteurs de
hasard.
Lui,
ouvertement,
avec un sourire distrait qui dérangeait les gens, toujours sur ses gardes,
qui
lui donnait
un air
absent d'un oisif , tandis qu'en réalité il était un grand
laborieux.
Ayant
en
commun une aliénation totale envers une société totalitaire bien organisée,
nous avions
utilisé
des approches différentes pour dépasser la réalité grisâtre d'un mode de vie
socialement
imposée.
Moi, avec une ferveur analytique, venant de mon éducation de base,
j'essayais
d'achever une
besogne
acharnée sur la deconstmction des notions prétendument immuables. Très
souvent
la
deconstruction
aboutissait à une destruction, toute courte, dans laquelle le vainqueur
perdait
tout,
résumant
en une seule phrase "Il n'y a rien
là-dedans".
Par
contre, mon ami Youri K. utilisait plutôt une approche soi-disant
constructive.
Il construisait des
paysages
imaginaires, féeriques que le train-train de la vie journalière ne venait
jamais gâcher. La, des
gens
composés de taches monochromes — rouges, bleues, vertes - se déplaçaient
librement dans
l'espace
sans pesanteur entre des arbres, des chiens et des étoiles. Ils prenaient
leur
temps, en s'arrêtant
pour
le
moment et en se figeaient dans des postures maladroites, comme des oiseaux
par
terre, et
prononçaient
des mots simples, qui sortaient comme des boules d'air des profondeurs des
eaux
claires
et
transparentes. Réunis en petits groupes, les gens jouaient une musique qui
ressemblait à celle "de
fruits
craquelés par la chaleur d'un jour d‘été". J'avais impression, parfois,
que nous avions réussi,
malgré
toutes nos divergences apparentes, à passer quelques temps ensemble dans ce
pays des
merveilles
qui n'existait que dans nos fantaisies réunies. Mais, il n'empêche que ce
pays
était bien réel
et
préférable pour nous.
L‘amitié
réunit les êtres humains, les arrache à leur agitation chaotique dans le
fleuve
de la vie et les
cimente
dans des configurations imprévisibles qui soit disparaissent avec une
amertume
réciproque,
soit
persistent à jamais. L‘amitié est un privilège de l'homme et son besoin
vital
de l'autre pour
coexister,
pour partager des choses essentielles, pour vivre au travers ce
sentiment.
Mais
sur
quoi se base-t-elle, l‘amitié ? Au première vue, on peut dire sur une
sympathie. Il (elle) est
sympa,
alors on devient amis. Ce n'est pas évident. Dans notre société
commercialisée,
être
sympathique
signifie normalement être agréable à consommer. Si vous êtes sympa pour moi,
c'est
parce
que
vous me rendez sûrement des prestations variées - distractives, sécuritaires
et
vice versa,
naturellement.
L‘autre est conçu dans ce contexte comme un complément fonctionnel dans un
acte
de
consommation.
Ces relations ressemblent étrangement à un marché conclu entre des
consommateurs
et des
producteurs qui n‘a rien à voir au fond avec l‘amitié.
Et si
l'on remplace la sympathie par l'empathie ? L‘empathie signifie une
participation dans la vie de
l'autre,
un partage d‘expériences vécues séparément, enfin une tentative de fusion
avec
l'autre. Si
l'empathie
est à la base de l'amitié, on peut constater que l'amitié est un phénomène
extraordinaire,
très
proche de l'amour. Parfois l'amitié se transforme en amour comme c'était le
cas
de Paul Verlaine
et
d'Arthur Rimbaud, par exemple.
Avec Youri
K.
nous avons réussi à partager beaucoup des choses, surtout dans le
domaine
artistique. Nous faisions des tableaux communs à
vendre, qui se trouvent maintenant, j'imagine,
quelque part en Russie. Les autres tableaux
communs,
destinés à une exposition solennelle à
Moscou, n‘ont pas été acceptés par une commission
de sélection
trop soupçonneuse vis-à-vis de deux
auteurs peu connus. Nous écrivions des livres en
commun
en tapant à tour de rôle sur une machine à
écrire des morceaux de texte. Nous faisions aussi
des
collages de nos textes poétiques que nous
chantions mélancoliquement avec notre propre
accompagnement de piano au concert public. Nous
produisons des films composés de diapos en nous
inspirant de la technique du réalisateur fiançais
Chris Marker qui dans son film ”La jetée "
avait
montré qu 'un geste arrêté est plus intéressant
visuellement que celui en
mouvement.
Notre coopération se passait comme un dialogue de
pair
où les interlocuteurs se faisant une
confiance mutuelle absolue, s'échangeaient des
messages
pour prouver et approuver des choses qu'ils
pressentaient simultanément. Une illustration de
cette
cohésion et cette compréhension mutuelle
presque parfaites était ces pièces de théâtre
d‘improvisation
que nous présentions, de temps en temps,
devant nos amis ou en public. Au début des
spectacles,
on expliquait que nous, les auteurs, avions
écrit un scénario détaillé, que nous avions élaboré
une mise en scène sophistiquée, et appris par
coeur les textes pour des rôles distribuésm, tout
cela, finalement, pour faire plaisir aux yeux des
spectateurs. Tout était faux. Tout était improvisé
sur
place.
C ’est vrai, il y avait le plaisir, mais c'était
notre
plaisir à nous qui venait d'un sentiment de
liberté
absolue d'existence dans l ‘espace de notre
imagination commune déployée sur scène. Durant le
spectacle, la frontière entre cette vie
artificiellement construite et la vie dite ”réelle "
disparaissait
pour nous définitivement. Les spectateurs
participaient seulement à une transformation de
cet
événement étrange en manifestation artistique, de
la
même façon qu 'un cadre attribue à une toile
peinte un statut de tableau destiné à être accroché
sur un mur.
Le
triptyque
du peintre britannique Françis Bacon, acheté par le Centre Georges Pompidou,
représente
un
homme
qui se trouve assis sur un vaisseau, dans un fauteuil et par terre. La
manière
violente du
peintre
disloque le corps, le déforme, produit sa fusion avec les objets de
l'entourage. Il est très
frappant
comme une image d'état d'âme, celui d'un solitaire qui se trouverait dans un
environnement
hostile
et stérile. Nous sommes en présence d'une oeuvre artistique d‘une valeur
indéniable qui est
déjà
entrée à jamais dans la culture . Mais le triptyque s'inspire quand même
d'une
histoire toute
simple.
C'est
une
histoire de relations amicales entre Françis Bacon et un homme humble qui a
été
emmené à
l'époque
par Bacon de Londres à Paris. Là, à l'hôtel, cet homme, on ne sait pas
pourquoi, s'est enivré,
a
avalé
une grande quantité de somnifères, puis s'est traîné quelques temps par
terre
dans sa chambre,
essayant
de s‘installer dans un fauteuil et a fini par vomir dans le vaisseau de
toilette. Finalement, cet
homme
est
mort. Donc, le triptyque, étant une oeuvre d'art moderne renommée, est, en
même
temps,
le
témoignage quasi documentaire, d‘une amitié brisée, tout
simplement.
Les
sourds de naissance dans la haute mer,
Desfeuilles
d'un caillou, cassé par hasard.
On
observe simultanément
Une
chutefulgurante des oiseaux,
Une
verticalité longue de la montée des paillettes
dispersées.
"FEMMES, VIDEO ET
CONFESSIONS"
Paris
est
une ville cosmopolite, la Grande Arche de Noé. Avide de découvrir les autres
cultures,
de faire
la
connaissance des gens des pays dont je gardais les réminiscences tirées des
livres, du cinéma, de mes
fantasmes, j'avais, maintenant, cette rare
occasion de les voir, de les écouter et de leur parler
directement.
Des
femmes sont, habituellement, plus disposées à se confesser que des hommes.
Les
derniers ont été
préoccupés
par quelque chose de beaucoup plus sérieux et ils n‘avaient pas de temps à
perdre.
Je
préférais écouter les autres que parler moi même, alors, j‘ai élaboré une
méthode astucieuse pour
faire
parler les femmes, en jouant de leur faiblesse narcissique. ] 'ai eu une
vidéocaméra et je proposais
aux
femmes de jouer un petitjeu: je les filmais en vedette, en posant certaines
questions, et elles
répondaient
spontanément, à leur guise. C'était simple et, en plus, j'ai proposé de les
filmer en plein
air,
dans
un endroit pittoresque, le Bois de Boulogne ou le parc Montsouris. Après
quelques
hésitations,
elles acceptaient.
Après
avoir terminé un film, j'y ai inséré certains fragments que je filmais
auparavant
un peu partout:
dans
les
rues, aux musées, dans les salles du cinéma. Tenant compte que ces fragments
ont été
enregistrés
sur la cassette du film d'une manière arbitraire, on ne peut pas prévoir le
résultat final de
ce
mixage. En quelque sorte, c‘était un montage "fatal". Les effets
obtenus du montage fatal parfois
ont
été
surprenants.
J ‘ai
fait tout cela dans les années 1992/1993, bien avant la sortie du film
américain
"Sex, vidéo and
lies“.
Donc, je crois, que j‘ai une certaine priorité dans ce domaine avec mes
cassettes enregistrées
comme
une
pièce à conviction. '
Carmen était espagnole. Elle me rappelait une
anciennefigurine égyptienne d'ivoire que j ‘ai vu
au
Louvre. Cinq centimètres de hauteur, datée de deux
millénaires avant JC.
Sa tête inclinée un peu en arrière, ses épaules
serrées, ses yeux demi—ouverts. Elle regardait
devant
elle, distante et perdue, prête au sacrifice dont
on
n'en a pas eu besoin. Dans son récit elle se
souvenail de son enfance, de son oncle avec lequel
ellefaisait des longues promenades à bicyclette.
L'oncle lui racontait chaquejour des histoires
drôles
où elle était la princesse sur une île isolée et y
vivait entre ”el cielo” et ”la tierra". Carmen
prononçait ces mots en espagnol avec ”l”, épais,
lourd,
et ”r” ressemblant au tonnerre du printemps. Dans
les
histoires de son oncle, l’imaginaire remplaçait
la réalité qui était hostile et incompréhensible,
la
réalité des parents de Carmen, en particulier, et
de
l'Espagne de Franco, en général, avec le
totalitarisme
omniprésent et le conformisme étouflant de
chaquejour.
Sonfrère aîné, "l'enfant terrible " de la
famille, rebelle et anarchiste, a été la seule personne
avec
laquelle elle pouvait partager ses tourments
sentimentaux et ses réflexions. Un jour, il a disparu et
on
l'a retrouvé après six mois en Italie. A cette
époque
Carmen se sentait angoissée et coupable parce
que ses parents l'avaient traitée comme "la
mauvaise " qui suivrait le chemin battu par son frère
aîné.
"Mais, je ne crois pas que j 'étais mauvaise.
Parce qu'une vraie mauvaise n'accepte jamais qu'elle
est
mauvaise " — dit-elle, en inclinant sa tête et
souriant.
A l'âge de vingt quatre ans Carmen a connu Guido,
un
ami italien de son frère aîné, dont elle est
tombée amoureuse. Alors, elle s'est enfuie avec lui
pour vivre ensemble. Cela a été un choc terrible
pour ses parents et ils ont coupé tout contact avec
elle pour quelque temps. ”Guido était différent
des
autres. Il avait ses propres pensées, ses idées à
lui.
A l'époque il savait ce qu 'il fallait faire. Je
me
sentais en sécurité avec lui. Maintenant il a
changé,
il est devenu plus conventionnel, comme l'est
mon frère aîné d'ailleurs. Il est très pratique et
il
a l'air assuré. Mais maintenant c'est moi qui lui
donne l'abri, c'est moi qui lui fournit le sens de
la
vie. Parfois, c'est dur d'assumer ses
responsabilités,
toute seule. Je l'aime. Nous avons pris ensemble la décision de ne
pas
avoir d'enfants " -
dit-elle.
Une fois nous sommes allés avec Carmen au cinéma
pour
voir le film de John Cassavetes. Elle était
assise à côté de moi, immobile et paisible, dans
une
posture drôle d'un enfant endormi. Je l 'observais
en cachette, son profil allongé, sa respiration
lente
et irrégulière, les mouvements, à peine
perceptibles, de ses mains sur ses genoux.
Visiblement,
elle a été gênée par mon regard attentive. Elle
s'est tournée vers moi, une faible sourire a
efi'leuré
son visage et s'est envolé petit à petit.
Tù, la
de
aquella tarde,
No
eras
la tù que eres.
Ay,
no,
no, no eres mia !
En
donde,
en donde
Estas
tù,
aquella,
En
donde,
di, que no eres mia ?
Juan Ramon Jimenez
Avec
ma
femme, Galina, nous avons rendu visite à Carmen et son mari, Guido, à
Barcelone. Là, on
s‘est
disputé violemment à l‘occasion d'une discussion politique sans importance.
Je
le regrette
beaucoup
parce que cet incident stupide a rompu nos relations
amicales.
J
'aime,
ma femme Galina. Cela me parait tellement évident que je trouve à peine les
mots
convenables
pour décrire nos relations simples et transparentes.
Galina est russe comme moi. Elle est tendre, douce
et
belle. Elle évite la foule et préfère être seule.
Elle aime les enfants, les personnes âgées, les
animaux, surtout les chiens, la soupe aux
champignons
et la bouillie de sarrasin, les fleurs des champs
et
moi, par exception. Elle adore s'occuper des
autres, consoler les gens, travailler dans le
jardin
potager, lire, parler avec ses amies au téléphone,
préparer des petits plats, écrire des lettres. Elle
n'aime pas être dépendante, arriver en retard, ne
pas
tenir ses engagements, elle déteste le désordre et
l'insolence.
Au début de nos relations, il y eut un accident. En
hiver, Galina est venue de Saint-Petersbourg a
Moscou en mission à l'Institut oùje travaillais à
l'époque. Quand elle marchait dans les rues gelées
de Moscou, son pied a glissé, elle est tombée et
s'est
cassée la main. Je lui ai rendu visite à l'hôpital
plusieurs fois. Au début elle était très réservée
et
m'a considéré comme un homme bizarre dont les
propos la dérangeaient et qui lui posait les
questions
insolites, parfois sans réponses. Elle était
souvent agacée et tendue pendant nos rencontres
mais
je parlais inlassablement et petit à petit les
phrases enchaînées ont produit un miracle. Elle a
commencé a m'écouter et j 'ai réussi,
finalement, à
lui faire passer le message me concernant, mes
réflexions, ma vision du monde. J imagine que pour
elle c'étaient les paysages désertiques, stériles,
délabrés où planait une âme perdue en quête de
l'accomplissement insaisissable. Instinctivemem,
comme
une femme, elle sentait le côté tragique de la
vie humaine, ”le goût amer de la terre dans sa
bouche”. Pleine de vie, elle ne pouvait pas
partager
mon chagrin, mais, par compassion, par bonté elle
pouvait l'accepter, m'aider à porter le fardeau de
mes doutes et de mes souffrances. Elle a commencé à
m'aimer.
Je me souviens de sa silhouettefragile contre la
fenêtre
givrée dans les rayons estompés du soleil
d’hiver, de son sourire doux, distrait quand elle
donnait des miettes de pain aux canards sous le
pont
de la Neva, des larmes dans sa voix quand elle
réclamait, impuissante, contre une injustice, de
ses
mains mouillées qui touchaient et déplaçaient en
douceur des légumes sur une assiette blanche, de
son visage calme et serein quand, un soir d'automne
en
Estonie de Sud, elle regardait des feuilles
mortes, rouges, jaunes, éparpillées sur la surface
noire d'un lac. Je veux croire que je me souviens
de
tous ses gestes quand nous étions ensemble, de tous
ses mots durant nos conversations, de tous les
petits signes d’aflection que nous échangions. Je
l'aime.
Galina a amené la tendresse, la plénitude, la
compréhension. Mes doutes, mes sentiments
d'aliénation et de manque d'authenticité sont
devenus
moins persistants. Galina les a absorbés, les a
dilue's comme la mer qui recule, s'ouvre devant des
rafales violentes de l'orage, les embrasse, et
quelque temps après l'agitationféroce, les eaux
paisibles et profondes en movement perpétuel
s'étendent au-dessous du soleil à
nadir.
Mon
troisième personnage est la japonaise Naomi.
Elle ressemblait aux geishas représentées dans les
anciennes gravures: incorporelles, ondulantes
comme des algues maritimes, dans les postures
élégantes, adéquates à une fonction plutôt
esthétique
que celle physiologique. Mais tout cela n'a pas été
qu’une apparence trompeuse. A l’intérieur, dans sa
chair molle et fragile, la gentille Naomi a
commencé à
sentir le réveil des pulsions sombres,
effrayantes, inconnues pour elle auparavant. Naomi
était en train de découvrir ses profondes racines
affectives et son esthétique charnelle, ancrées
dans
sa culture orientale et bien présentées, par
exemple, dans le film du metteur en scènejaponais
Oshima ”L'empire des sens”. Naomi se tenait
prête déjà à écouter cet appel venant de la
profondeur
abyssale de son corps où se mélangeaient
étrangement le désir et la destruction, le sexe et
la
mort. Elle pressentait vaguement qu'elle devenait
le lieu de cette fusion inconcevable et inévitable,
Potage de cette confrontation éternelle entre la vie
et
la mort, l'être et le néant. Plus tard, j 'ai
trouvé
les traces de sentiments semblables dans la
culture
occidentale contemporaine: chez Georges Bataille,
par
exemple, dans son livre ”L'érotisme'” ou chez
le metteur en scène anglais Peter Greenaway dans
son
film ”The pillow book”.
Il semble que Naomi était seulement au commencement
de
ses grandes découvertes, c'estpourquoi
dans ses propos, devant la vidéocamera, elle a
parlé
d'autres choses, de son enfance, de ses petites
trouvailles et déceptions. ”Quand j 'etais petite
je
détestais l'école” — a été sa première phrase
révélatrice. ”J'étais laide, maigre, trop grande et
les garçons se moquaienl de moi. Mais on
s'entendait bien avec mon frère cadet Kintaro"
–
dit-elle. Quelques une de ses remarques concernant
la comparaison du Japon avec l'Occident: ”La
sociéléjaponaise est trop informatisée et elle
impose
aux gens une autacensure très efficace. Cela fait
du
bien mais cela mefatigue. La vertu suprême pour
les Japonais est de ”ne pas avoir honte”, tandis
que
les Occidentaux sont toujours en quête de leur
honneur. En conséquence, les Japonais sont, en
général, plus modestes, plus réservés par rapport
aux
Occidentaux, braillards et orgueilleux. "
Donc,
la motivation positive et l‘orientation aux
résultats
pour les Occidentaux contre la motivation négative
et
l'orientation au processus pour les Japonais. A
ma grande surprise, le livre qui l'a marqué
profondément dans son adolescence a été la nouvelle
de
Guy de Maupassant ”La vie d'unefemme". Selon
Naomi l'héroïne de la nouvelle a été trahie par
ses
parents, son mari et ses enfahts. Pour éviter cette
situation désastreuse Naomi préfère l'indépendance
et elle ne fait confiance à personne. "Je suis
forte,
mais en même temps je me sensfaible" - ainsi,
elle
a terminé notre
conversation.
J ‘ai
fait une copie de la cassette enregistrée pour Naomi en y ajoutant ma
lecture
personnelle de la
poésie
japonaise traduite en russe. Un jour Naomi a disparu avec la cassette sans
laisser de traces. Où—
est-elle
maintenant, ma cassette ?
APOLOGIE DE LA MALADIE
Je
suis
allé dans cet hôpital dans le banlieue de Moscou pour la première fois en
1984.
A l'époque le
diagnostic
"un cylindrome de la glande salivaire" a été établis ici au moment
de
ma sorie de l'hôpital.
Avant
j‘avais une maladie "normale" - une petite infiltration dans ma
bouche, à droite, sous la langue.
Le
médecin a examiné la tumeur et a fait sa ponction. Il m'a dit ensuite que je
n‘avais rien de sérieux,
parce
que
c‘était une tumeur bénigne, l‘adénome. On m‘a opéré cette tumeur et après
l‘opération je suis
resté
à
l'hôpital dix jours en attendant les résultats du test histologique. Mais je
savais déjà que ma
tumeur
était bénigne.
Le dixièmejaur c'était un vendredi. Le matin je me
suis adressé à mon docteur et je lui demandé de
me laisser partir chez moi. ”On n'a pas reçu encore
les résultats d'histologie du laboratoire" - a
dit
le docteur. Je savais où se trouvait le laboratoire
et
j’y ai couru. Le laboratoire était au premier
étage
d'un bâtiment isolé, au rez-de-chaussée était la
morgue. Les laborantines étaient assises devant
des
longues tables et sur les tables on voyait des gros
récipients remplis de liquide. Le liquide était
peut
être de formal. Aufond des récipients se trouvaient
des plaques numérotées avec des morceaux de
chaire humaine. "L'analyse est prête et je
vais
présenter les résultats au médecin,” - a dit une
femme
après avoir regardé un grosjournal. Je suis rentré
à
l'hôpital.
Je me rappelle tous les détails de la scène de ma
rencontre avec le docteur a l'hôpital. J’entre dans
le
vestibule du côté gauche. Le docteur fait son
apparition du côté droit. Les deux personnes se
rencontrentfinalement au centre du vestibule qui est
vide en ce moment. La personne qui est à
gauche est habillé légèrement: un pantalon sportif
et
un sweater. La personne à droite porte une
grande chapka de fourrure gris et un gros manteau
d'hiver.
"C'est pas l'adénome mais une cylindrome"
-
a dit le docteur. ”Qu'est-ce que cela signifie? "
-
réfléchit le malade et je demande: "Qu'est-ce
que
cela signifie? ”. "La cylindrome est une tumeur
de
transition, entre maligne et bénigne, " -
explique le docteur. ”C'est pas claire, " — pense le malade et
je
dit: "Qu'est-ce on va faire maintenant?
".
"Dans le cas de la cylindrome l'évolution de la tumeur
est
imprévisible. Nous allons vous surveiller, " —
tranche le docteur et il part definitivement. Je reste
seul.
Les gens apparaissaient dans le vestibule et je me
suis dirigé vers la cabine téléphonique pour
annoncer la nouvelle à mes
parents.
Deux
ans
se sont écoulés. Pendant ce temps je me rendais souvent à l'hôpital. Le
docteur
palpait
l‘endroit
où était la tumeur. Là, s'est formé une sorte de cicatrice. La présence de
cette cicatrice a posé
le
problème pour mon docteur: "Que faire avec le malade V.?". Moi, le
malade V. portais dans ma
bouche
la
cicatrice comme une marque de mon exclusivité qui me distinguait des autres
gens. Au
début
cette marque provoquait en moi le sentiment de perte de l'orientation dans
la
cours de la vie
quotidienne.
Mais ensuite je m‘y suis habitué. Le fait même de ma disparition éventuelle
ajoutait à ma
vie
une
qualité particulière et, je pense, la faisait beaucoup plus
"naturelle". Parce qu‘il est contre
nature
d‘écrire le livre de la vie et d‘imaginer que l'encre du stylo ne tarira
jamais. Les limites
naturelles
de l’encre obligent l'homme à choisir les choses les plus importantes à
décrire
et d'omettre
les
choses minimes.
Au
cours
de nos conversations avec le docteur j'ai appris que "ma
cicatrice"
s‘appelait maintenant "la
récidive"
et que ma deuxième opération serait "radicale". On enlèvera une
partie importante du fond
de ma
bouche, à droite sous la langue, et pour fermer ce trou on utilisera une
bande
de ma peau, prise
de mon
cou.
Le matin du jour de mon opération on m'a fait une
piqûre préalable pour me calmer. D'ailleurs ce
matin j'etais déjà calme sans piqûre. Je l'ai
remarqué
quand j 'étais debout près de la fenêtre en
regardant des gens dans la rue. Peut être
entrais-je
dans le domaine où mes relations avec des gens
s’interrompaient et je suis resté seul ?
L’inflrmière
avec le chariot est entrée dans la salle, je me
suis
couché et on m'a couvert d ’un drap. Le chariot
avançail le long du couloir vers la salle d’opération
et
moi, allongé sur le chariot, sentais le froid
venant
du métal du chariot, La porte de la salle
d’opération s'est ouverte et s‘estfermée marquant
ainsi le début d 'une étape assez importante de ma
vie.
Je ne me rappelle pas des visages des médecins dans
la
salle. L'un d'eux a approché un tuyau noir,
cannelé avec un entonnoir vers mon visage et il a
dit:
"Respire un peu d'oxygène. ” L'entonnoir
s'est
arrêté devant mon visage pour un petit moment et,
sans
le toucher, a commencé à progresser vers le
haut. Au pointfinal de son
éloignement, j 'ai arrêté de sentir mon corps et ”l'ombre a englouti
mon
âme.
" J ’imagine que les muscles de mon corps se sont relâchés et mon
visage
est devenu calme
comme
jamais autrefois. J 'étais sans conscience et on a commencé à faire quelque
chose ihadmissible
de mon
visage.
"L’opération prendra une heure et demie, deux
heures, peut être. Si tout va bien, nous pourrons
nous
arranger et pour une heure, " - m'a dit le
docteur. Tout le temps, durant lequel l'opération se
déroulait
une vieille petitefemme, ma mère, ne pouvait pas
retrouver son calme et répétait sans cesse: "
Que
Dieu 1 'aide. " Ma mère ne croyait pas en
Dieu,
mais nous nous aimions et son amour a pris cette
forme dans cette
situation.
Au
lieu
de deux heures, l‘opération en a pris cinq, et il me semble que c'est un
temps
bien acceptable
pour
cette métamorphose qu‘a subie mon visage. On m'a supprimé la partie droite
toute entière du
fond
de
ma bouche en dévoilant l‘os de ma mâchoire. En le faisant le chirurgien
surveillait
que les
vaisseaux
principaux, vasculaires et nerveux, ne soient pas coupés. C‘est très
délicat,
parce que
imaginez-vous
les choses suivantes: vous achetez un morceau de viande à la boucherie et
vous
devez
y
faire
une coupe sculptée en gardant quelques fibres dissimulées intactes. Il faut
ajouter qu'on doit le
faire
très vite et des corrections ne sont pas admissibles. Pour couvrir le trou
sous
ma mâchoire, le
chirurgien
a coupé une bande de peau sur mon cou de la longueur de vingt centimètres,
le
bout de
cette
bande était laissé intact près de mon oreille droite pour y assurer la
circulation
nécessaire du
sang.
On
a fait passer l'autre bout de la bande au-dessous de ma mâchoire et on a
fait
plusieurs sutures
intérieures
et extérieures.
A
cause
de la durée de l'opération j'avais eu un oedeme de la gorge et on m‘a
transporté dans la salle
de
réanimation ou je respirais par un tuyau introduit dans ma trachée-artère.
Ma
conscience me
reviendra
le soir du jour suivant. Alors, je peux seulement imaginer ce qui s‘est
passé
avec mon corps
en ce
temps.
Si l'on regarde de loin et de côté, mon corps
couvert
par le drap blanc s'étendait convenablement et
seulement au voisinage de la tête il y avait
quelque
chose d ’inconvénient. Plus proche, à côté des
jambes, tout d’abord vous voyez ou plutôt vous
devinez
sous le drap les pieds, tournés vers l'extérieur,
les jambes qui par leur raideur peu naturelle,
ressemblaient à des tubes, ensuite la colline du torse
et
les bras qui l'encadraient. On était perplexe déjà,
en
remarquant qu’il n'y avait pas de contractions
rythmiques du thorax. Et on devenait stupéfait, en
examinant l'endroit où devait être le visage.
C'était un endroit rond, lisse et blanc avec deux
tubes sortant - un grand noir et l'autre mince et
transparent. Tout cela était éclairé par une
aveuglante lumière luminescente venant d'en haut.
Le
corps était parfaitement immobile. Une seule chose
en
mouvement était le mécanisme installé à côté
et lié avec le corps par les deux tubes. Ce
mécanisme
produisait un son régulier et accentué. Le son
était un seul personnage dans cette mise en
scène.
Quand ma conscience est revenue et mes yeux se sont
ouverts, j'ai constaté que mon champ visuel
était très étroit. A gauche et à droite je voyais
tout
flou et blanc, c'était mes pansements. Tout droit,
s'étendait la surface blanche et plate du drap.
Dans
ce désert blanchâtre un tube noir oscillait
lentement, sortant, en apparence, de ma bouche. Je
ne
sentais pas mon corps immobile et je n'avais
aucune envie de bouger. Le lieu où je me suis
retrouvé
ne m'intéressaitpas. D'ailleurs, c'était bien
a
l'hôpital.
Ma première sensation était liée avec la présence
du
tube noir. J'ai eu une impression qu'il
s’enfonçait dans ma bouche jusqu'au fond de mes
poumons. Il me semblait que les sécrétions de mon
corps l'avaient bouchonné, l'air ne parvenait pas
et
je ne pouvais pas respirer. En fait, l'appareil à
côté de moi respirait au lieu de moi, mais je n’en
savais rien. La sensation d'impossibilité de
respirer
a provoqué les convulsions de mon corps. Le corps
s'est tendu, mais mes mains ont été attachées et
seulement mes jambes se sont tordues. Ce moment a
été
décisif pour moi. Toute la force vitale,
animale de mon corps s'est préparée à faire face, à
riposter à la destruction, au chaos, à la mort.
Mais la vie que j 'ai vécu, mon expérience
accumulée,
mon entendement ne trouvaient pas la moindre
raison pour se battre, et cette force m'a quitté.
En
fait, j'ai refusé de continuer à vivre, j'étais prêt
à
mourir. Et le grand calme est descendu dans mon
âme.
Mon corps, par les frissons de mon thorax,
par les convulsions de mes jambes, se rebellait
encore, mais déjà contre ma volonté. La sensation
a
été tellement forte que, malgré sa courte durée,
elle
est restée gravée profondément dans ma
memoire.
I
balanced all, brought all to mind,
The
years
to come seemed waste of breath,
A
waste
of breath the years behind
In
balance with this life, this death.
Yeats, "An Irish Airman Foresees His
Death"
Plus
tard, j‘ai pu repenser et formuler cette situation pour moi par des mots
exacts. Je crois que dans la
situation
à la limite, où l'homme se trouve en face de la frontière séparant le monde
humain et le
monde
inhumain, sa vision se concentre dans une seule sensation. L'homme suppose,
que
cette
sensation
donnera "le sens" à sa vie, mais, en général, cela n’arrive pas.
La
vie humaine en soi-même
"n‘a
pas de sens". Elle peut le récupérer seulement dans un certain
contexte.
La vie humaine devient
"sensée"
en tant que partie d'une entité, de l’humanité, de l'univers. Dans ce cas-là
elle se présente
comme
un
maillon de la chaîne infinie unissant le passé et le futur. "Le sens de
la
vie" se manifeste
sous
forme de l'idée, de la cause finale, de la foi. Sa présence donne à l‘homme
la
force de faire face à
une
chose
inhumaine, de ne pas se perdre, de garder sa dignité.
En ce
qui
me concerne, je n‘ai pas été possédé par une idée, je n‘ai pas cru à la
cause
finale et j‘ai été
athée.
Le
motif intérieur de toutes mes activités dans la vie, autant que je me
souvienne, a été "la
curiosité".
Ma curiosité avait un caractère passif, j‘étais plutôt observateur
qu‘acteur.
Ma vie courante
n‘avait
pas de succession dans mon passé, et je ne voyais pas sa projection dans le
futur. C‘est pour ça
que ma
vie n‘avait pas de sens et c‘est pour ça, notamment, je n'ai pas eu envie de
continuer de vivre
au
moment
même quand j'ai pensé que j‘étais en train d'être
étouffé.
POUR QUI EXISTE LE MONDE
?
J
'avais
toujours le sentiment, que nous sommes invités dans cette vie. Nous sommes
invités par
quelqu'un
obscur dans un endroit inconnu. Et durant le fil des jours de notre vie nous
attendons
patiemment
que cette histoire drôle se termine.
Mais
si
je suis seulement un invité dans ce monde, dans ce cas-là, pour qui existe
le
monde ?
Il y a
trois éléments principaux dans cette phrase "Pour qui existe le
monde?". Le sujet -"le monde" ,
omniprésent,
éternel, enfin, habituel. Le verbe - "exister", un verbe très grave
qui exprime l'état des
choses
de
caractère ontologique, existentiel. Le complément d‘objet indirect -
"qui", mystérieux,
très
important
en apparence, dont nous allons chercher la définition.
Ces
trois
éléments composent une question simple "Pour qui existe le monde
?".
Mais faites attention:
il y a
là
un piège. Effectivement, si l‘on accepte que le monde soit un système dont
le
"qui" est une
partie,
la question peut se présenter d'une autre façon: "Pour quelle partie
existe le système?". Mais,
c'est
une
question absurde. D‘après le bon sens, une brique existe pour une maison à
construire et non
à
l'inverse. Donc, la question est mal posée, il faudrait la reformuler.
Faisons—le
de manière
symétrique.
Et voila qu'une nouvelle question apparaît: "Qui existe pour le
monde?".
Qui
existe pour le monde? Belle question, logiquement correcte, bien cousue et
pleine de sens. On
trouve
tout de suite une réponse triviale: "Tout existe pour le monde".
Avec
des réponses de cette
sorte
“Tout ou Rien" cela ne vaut même pas la peine de poser la question .
Parce
qu'elle est vide.
Donc,
on
tourne en rond et on revient à notre question d'origine: "Pour qui
existe
le monde?"
Pour
qui
existe le monde? On sait déjà que cette question est paradoxale, absurde par
sa
nature. Mais
c‘est
un
privilège de l‘homme que d'être absurde dans son comportement par opposition
avec les
choses
et
les êtres vivants. L‘absurdité peut même être vue comme une finalité de
toutes
les
interprétations
humaines du monde en raison de l'incompatibilité entre la nature finie de
l'homme et le
monde
infini. La naissance, la vie et la mort de l‘homme sont des phénomènes
absurdes
pour lui
même.
“J‘ignore
la raison de peindre, autant que la raison de vivre et de mourir“ - disait
René
Magritte
à la
fin
de sa vie. L‘homme condamné à l‘absurdité, se pose donc la question
"Pour
qui existe le
monde?",
peu importe, que celle-ci soit absurde.
Il y a
longtemps que cette question a été déjà posée au sein de l'humanité. Pour
discerner l‘évolution
de la
réponse au cours des temps, jouons à un petit jeu en comparant l‘évolution
de
l‘humanité toute
entière
avec celle d'un être humain de la naissance jusqu'à sa mort, et en imaginant
les réponses qui
peuvent
apparaître aux différents stades de sa vie.
Quand
un
être humain naît, il se comporte comme une partie intégrale du monde. Il ne
se
sépare pas
du
monde
bien que son cordon ombilical ait déjà été coupé. Donc, il n‘y a ni
"sujet", ni "objet" et la
question
"Pour qui existe le monde ?", vidée du fond, ne se pose
pas.
Aux
temps
préhistoriques, l'humanité apparemment ne posait pas non plus cette
question.
Quand
un
enfant grandit, il commence à sentir son corps. C'est comme si le corps
humain
se séparait
du
monde
progressivement, en gardant le contact avec lui à travers ses récepteurs
sensuels. A ce
stade-là,
la réponse est prête: le monde existe pour mon corps. Pour le bercer dans
les
herbes
mouvementées
des champs en été, pour l'envahir par la chaleur du soleil au nadir, ou pour
le
noyer
dans
le
silence profond de la neige tombante.
Des
anciens Grecs ont vraiment cru qu‘un âne existait pour transporter le bois
mort
afin
de réchauffer,
finalement,
un corps humain. Et le corps humain a bien été vénéré dans leur sculpture à
l‘époque.
A
l‘adolescence un chambardement sentimental s'installe. Les sentiments
deviennent des routes de la
communication
avec les autres. Parfois, dans une vie amoureuse où les sentiments ne sont
pas
partagés
par l‘autre, le monde peut perde sa raison d‘être. Désespéré, l‘adolescent
est
prêt à annihiler
le
monde,
en le quittant comme Roméo et Juliette. Evidemment, le monde existe alors
pour
décorer
les
péripéties affectives, pour approvisionner les sentiments en
rebondissements.
"Les souffrances du
jeune
Werter", produit authentique du romantisme Allemand, est un bon
témoignage
de cette vision.
D‘après
Goethe le monde gravite autour l‘univers sentimental de
l'homme.
A
l'âge
de raison... on raisonne. "Cogito ergo sum". Donc, on est supposé
être raisonnable, on est fier
de
cela,
et on essaie sans cesse de perfectionner sa capacité de raisonner. Tout
d‘abord
par des moyens
naturels
et ensuite par des moyens artificiels.
Aux
temps
postmodrnes, le monde existe en tant que banque de données pour l‘ordinateur
portable
que
serait notre cerveau. Tout est susceptible de devenir une information à
procurer, à traiter, à
stocker
et, finalement,
à oublier. Notre cerveau-ordinateur transforme le monde réel en virtuel,
mieux
adapté
à
sa voracité, et génère en abondance de l‘information superflue.
Le
grand
âge arrive, la raison s‘affaiblit, s‘estompe, en laissant place à l'angoisse
existentielle à la vue
de la
mort, tellement proche. Dans ce contexte de pourrissement physique du corps,
d'évanouissement
des
sentiments, de dégénération sénile de notre capacité de raisonner, on admet,
évidemment, que le
monde
existe pour quelque chose d'impérissable, d‘étemel, d'absolu sans support
matériel.
Chaque
civilisation humaine dans sa vieillesse, avant de succomber dans la nuit
opaque
de son
sommeil
historique, érige son monument final,
une religion dont la réponse à notre question est
toujours
la même: le monde existe pour notre conscience
spirituelle.
L‘Occident
et l‘Orient, dans ce domaine, différent seulement par l‘interprétation de la
conscience
individuelle.
Si l‘Occident l‘accepte et la considère comme allant de paire avec la
conscience absolue
(le
Dieu), l‘Orient la traite comme une illusion éphémère dans le passage vers
l‘annihilation absolue,
appelée
Nirvana.
Personnellement,
je suis plutôt attiré par cette vision orientale. L‘individu, dans la vision
occidentale
quelque
peu simpliste, m‘apparaît comme une énorme bulle de savon. Il y a pour moi
une
incompatibilité
flagrante
entre d‘une part l'individu occidental, presque unidimensionnel, avec
ses
motivations
minables - le sexe, la bouffe, le pouvoir, son comportement dérisoire au
niveau
sensuel,
sentimental,
mental, et d'autre part, la complexité gigantesque, inimaginable de
l‘organisation
intérieure
de son corps aux mêmes niveaux. Son potentiel fantastique n‘est jamais
réellement sollicité
par la
civilisation occidentale.
On
peut
imaginer, que toutes les manifestations morbides de l'individu occidental,
sont
les
conséquences
inévitables, les résidus, les déchets d‘une sélection aveugle durant
l‘évolution du monde.
Une
sorte
de déviation, d‘impasse dans l‘optique d‘un certain darwinisme
ontologique.
On
remarque certaines ruptures dans l‘évolution du monde, comme des points
fractals qui se seraient
créés
dans son tissu: par exemple, l‘apparition des structures organiques à partir
de
la matière, et donc
l'apparition
de la vie; mais encore la fissuration
de la vie, quand la conscience est apparue, séparant
ainsi
le
matériel et le spirituel. On trouve la description de ces points fractales,
dans l‘Epiphanie de la
religion
occidentale, dans le concept de "l‘étant" qui se produit soi-même
en
son être de la
philosophie
de Heidegger, dans le processus auto-constituant de l'âme du
bouddhisme.
Il y
en
aura sans doute d'autres points fractals, comme le professait le mystique
indien Shri
Aurobindo,
et qui seront les témoins du déploiement éternel du monde. Et rien à ajouter
à
cette image
de
notre
part.
Alors,
à
la question "Pour qui existe le monde?" on pourrait aussi proposer
comme réponse: "Le
monde
existe pour les points fractals de son déploiement, tout
simplement".
RETOUR ETERNEL
Le
deuxième jour après mon opération, on m‘a retiré les tubes et j'ai commencé
respirer sans
l‘appareil.
Ensuite on m‘a transporté dans la salle ordinaire et au cours de ce trajet ,
sur les dalles
accidentées
du couloir, ma tête roulait d‘un côté à l‘autre sur le chariot comme un
ballon
de chiffon.
Ma
demeure dans la salle de réanimation a touché à sa fin et
j‘étais à nouveau parmi des gens.
La
plupart du temps après, j'ai passé dans mon lit avec le compte gouttes. Puis
j'ai commencé à me
déplacer
dans la toilette et pour des pansements. Je suis devenu très faible
physiquement et trop
sensible
à tous mes contacts avec les gens. Mes relations avec les gens, étrangement,
sont devenues
significatives
et essentielles pour moi. Parfois, j'a été très ému sans mobile apparent et
j'avais souvent
envie
de
pleurer. Quelques épisodes peuvent présenter mon état d'âme à cette
époque.
Le premier épisode. A mon premier pansement
assistaient mon docteur et l’infirmière T. On m'a fait
asseoir dans un fauteuil de dentiste et on m'a
enlevé
les bandes. Le docteur a dirigé vers moi la
lumière aveuglante de l’ampoule. Je n'avais aucune
idée qu’est ce qu’est arrivé avec mon visage, ma
bouche, mon cou. Je ne les sentais même plus. Le
docteur a examiné mon visage et mon cou et ensuite
a tiré ma mâchoire inférieure en bas. Il a plissé
son
nez, probablement, à cause de l'odeur émanant
de ma bouche et il a dit: ”Malheureusement, le
lambeau
de peau se nécrose, il faut nettoyer ”. Il a
pris quelque chose brillante du métal et a commencé
à
couper les morceaux de la chaire dans ma
bouche. Cela ne me donnait aucune sensation mais,
finalement, je me suis senti mal et j'ai
fortement
pâlit. Je l'ai constaté en examinant le bout de mon
nez.
Je savais que le docteurfaisait le travail
nécessaire
et je savais aussi que le temps était venu où je
devais subir ma souffrance, la petite, mais la
soufrance
quand même. D'après mes réflexionsfaites
avant l'hôpital, je supposais que l'homme subit ses
souffrances tout seul et il est impossible de les
partager avec les autres. Alors, je voudrais de me
concentrer
pour faire face à ma douleur et de
m'éloigner du fauteuil et des personnes qui
m’entouraient. Cela n'était pas facile à faire et à
un
certain moment j 'ai remarqué près de mon visage, à
gauche, les yeux de l'infirmière T.
Le travail de l'infirmière T. consistait, parmi des
autres taches multiples, en assistance aux
médecins
pendant des pansements des malades.
L'infirmière T. durant des années, tous les jours de la
semaine,
excepté les week-ends et les jours fériés,
assistait
aux pansements pour aider d'arrêter le sang, de
nettoyer le pus des plaies, etc. Elle voyait des
innombrables visages humains mutile's, elle était
plusieurs fois un témoin des souffrances
humiliantes
des gens.
Quand j 'ai
vu
les yeux de l’infirmière T., j 'ai cru qu’elle n'était pas
indifferente
au malade assis dans
le fauleuil . L’inflrmière T. était pleine de compassion. Elle
souffrait
avec moi, c'était extraordinaire.
Et regardant les yeux de l’infirmière T., j ’ai compris que ious les êtres
humains,
pris ensemble, qui
vivaient maintenant, qui ont vécu avant et qui
vivront
ensuite, sont tous unis par le sentiment de la
compassion mutuelle .
Plus tard, quand j 'ai quitté l'hôpital, cette
sensation a commencé de s'estomper petit à petit. Mais
ces
traces sont restées en moi àjamais. J 'ai
souventpitié
des gens qui pensent, il me semble, qu’ils n‘ont
aucun besoin de la
compassion.
Le deuxième épisode. Mes deux collègues sont venus
me
voir à l'hôpital. Cela a été déjà mon
deuxième mois à l'hôpital et ma vie d'auparavant,
avant l'hôpital, me paraissait très éloignée. Je
pensais rarement à mes
collègues.
Maintenant, ils étaient assis devant moi, comme
autrefois, et je ne savais pas exactement comment
les
aborder. Mon
ami S., habituellement actif et excité, était las et vide. Mon autre ami V.,
toujours bien
organisé, discipliné et ciblé à un but précis, a
été
justement dans le meme état. Tous les deux
observaient
l'hôpital, il me semblait, comme une sorte d'un
stationnement temporaire pour des gens qui ont eu
besoin d'entretien et des services techniques.
Quand les services techniques nécessaires
auront été
fournis, les gens reprendront leur course
habituelle.
Après l’échange par des remarques sans importance,
le
moment est venu de commencer mon récit au
sujet de ma vie à l'hôpital. Il faut dire qu'en ce
temps-là j 'avais des difficultés avec ma
prononciation,
mais mes amis délicatement n'yprêtaient pas
attention.
Je parlais maladroitement de mes
pansements, de l'infirmière T., de mes sensations
étranges, et, tout à coup, j 'ai senti impossibilité
de
transmettre à mes amis l'importance que ces
événements
représentaient pour moi et, je pensais, pour
eux aussi dans leur avenir lointain. Les sentiments
me
débordaient et j 'ai commencé à pleurer. C 'était
mal
approprié
pour lemoment, j 'ai pensé, mais je n'ai pas pu me retenir. "Pleure,
cela
te soulagera ", -
a dit mon ami S. et il‘a ajouté: "Je pleure
aussi
dans les cas pareils ". Quelque temps après j 'ai arrêté de
pleurer et nousavons pu discuter des problèmes en
liaison avec notre travail commun.
Le troisième épisode. Mon fils est venu me voir. Il
avait onze ans et il avait le même prénom que moi.
Nous nous étions entendus par téléphone qu'il
viendrait à l'hôpital vers midi.
J'étais seul dans le vestibule de l'hôpital et,
quand
mon fils m'a remarqué à travers les vitres, il a
couru vers moi. Nous nous sommes embrassés. Nous
étions heureux. Monfils était petit et je n'ai pas
pu lui expliquer ce qui s'était passé pour moi à
l'hôpital pour qu'il apprenne ces choses graves et
puisse lui-même vivre un jour avec cela. C 'est
indispensable, parce que, quand son tour viendra
d'être malade, moi, je n'y serais peut être pas.
Mon
expérience vécue, qui lui a été transmise, devra
l'aider, et il ne sera pas pris au dépourvu. Alors,
les liens entre lui et moi ne seront pas coupés
dans
cette situation à la
limite.
C 'est pour ça que je l'ai écrit. Quand mon fils
sera
plus grand, il le lira peut être, pour savoir ce
qui
s’est exactement passé à l'hôpital concernant son
père
et à quoi il devra faire face lui même un jour.
On dit
que, pour la première fois, l‘histoire se passe comme une tragédie, et comme
une farce pour la
deuxième
fois. Dix ans après mon opération, étant à Paris, j‘ai découvert dans ma
bouche, sous la
langue,
un nodule dur, exactement au même endroit - dans la glande salivaire. Mais
cette fois, du côté,
gauche. J‘ai
fait une radio qui a montré que c‘était un calcul. J‘ai été opéré et le
calcul
a été extrait. Fin
de
l‘histoire.
Sans
être
le moindrement inquiété,
Négativité
incertaine sans emplois.
Faites
moisir la finesse de débris,
Histrion
muet, saisi à vol d’une oiseau.
Après
la
mort de mon père, ma mère a mis sur les étagères ses trois photos: à 50 ans,
à
60 ans et à 70
ans.
Je
étais étonné par le changement de l‘expression de son visage durant ces
années.
A 50 ans,
c'était
un homme très sûr de lui, qui vous souriait et vous communiquait que la vie
lui
appartenait et
que
tout
était clair. A 60 ans, les premiers doutes ont fait apparaître les premières
rides sur son front et
autour
de
sa bouche. Ses yeux vous regardent déjà avec plus de prudence, et il ne
croit
plus à la
simplicité
de la vie dont les images commencent à s‘interposer et devenir floues. Déçu
et
effrayé par la
vie
qui
n‘est plus sa vie, il se présente sur la photo à 70 ans. Le fil qui
lie
l'homme avec la vie est
rompu
et
l'homme disparaît dans le trou immonde.
Quand
mon
père est tombé gravement malade, il a compris que la vie le quittait, et
qu‘il
serait
nécessaire
pour lui de discuter de ce qui se passait en lui. Il n'était pas habitué à
être
seul et croyait
naïvement
que s'il parlait avec quelqu'un de ce qui le tourmentait, il pourrait
dissiper
sa peur par les
mots
et
s'adapter, finalement,
à cette situation terrible, la mort, comme "tout le monde". Les
parents,
qui
venaient le voir à l'hôpital, situé en banlieue de Moscou, sentaient bien ce
qu'il attendait d'eux.
Mais,
effrayés eux-mêmes par cette histoire scandaleuse de la mort, ils bloquaient
toutes les tentatives
de mon
père d‘entamer la conversation, en lui disant des choses convenues dans un
cas:pareil "Ne t‘en
fais
pas.
Tout ira bien." Ma mère le lui répétait aussi machinalement, car elle
voulait de toutes les
forces
de
son âme arracher mon père à la mort. Ma mère était très attachée à mon père.
Tous les deux,
formaient
une seule personne. Mon père le savait, et la présence de ma mère à côté de
lui
à ce
moment
était un soutien énorme pour lui. Mais il lui fallait mettre en paroles le
fait
auquel il se
heurtait
pour la première fois de sa vie, le fait de sa propre mort. Les dernières
années de sa vie, mon
père
et
moi, nous sommes devenus proches l'un de l‘autre. C‘est pourquoi, un jour,
j'ai
décidé d'être
son
interlocuteur.
Mon père, courbe', était assis sur son lit. Il ne
s'était pas rasé depuis quelquesjours, et ses
joues
étaient en brosse etfoncés, ses yeux s'étaient
humectés. Il regardait droit devant lui, et il ne m'a
pas
entendu approcher. Je me suis assis près de lui, je
l
'ai embrassé et j ’ai dit: "Papa, tu vas mourir, et
il
nous fàut en parler ". Il s'est tourné vers
moi
et attendait. Je cantinuais a parler: ”On n'en parle
pas
entre les vivants. Mais la mort est une chose
importante pour ceux qui vivent encore, et il me
semble
que tu penses la même chose”. Mon père m'a fait
signe
de la tête. ”Tu as tort, si tu crois que ta
situation est exclusive et qu'elle te sépare des
autres. Chacun se trouvera un jour dans la même
situation. La différence consiste seulement dans le
temps et dans le lieu, et cette différence est
purement quantitative. Nous sommes tous égaux
devant
la mort. Ne t'affole pas, père, il n'y a pas de
raisons pour cela chez nous, les hommes. Nous
sommes
tous des invités ici, et il n'y a pas d'exception. "
Mon père ne prononçait pas un seul mot. Et moi, je
continuais à parler, je lui expliquais que la peur de
la
mort nous
saisissait à cause de l'éventualité, inadmissible pour nous, de quitter ce
monde
àjamais. Mais
cette peur
peut
être facilement ”renversée " en face de notre destin de ne jamais
quitter
ce monde.
L'homme en tant que structurefinie, à son niveau atomique, moléculaire, est place
dans
l'espace et le
temps infinis. Alors, le calcul des probabilités nous montre
bien, que dans ces conditions l'homme se
reproduira exactement, comme il est, dans l’espace
et
le temps avec la probabilité égale à un. ”Cela
signifie que toi et moi, et notre conversation même, se
reproduiront sans cesse dans ce monde, et on ne
peut pas en sortir. Autrement dit, tout l'univers
se
transformera en la conversation infinie entre toi et moi
dont les causes et le sens seront hors de portée de
notre entendement humain ”.
J‘ai
embrassé mon père, et nous sommes restés quelque temps sans rien
dire.
UNE PAIRE DE SKIS ALPINS
En été, un beau soir, en passant avenue Victor
Hugo,
dans le 16-ème arrondissement ou
j’habitais, j 'ai
Vuune paire de skis alpins déposés au coin d'un
immeuble pour débarras. Longs, de l, 95 m pour être
exact, de couleur blanche, les skis présentaient
une
image attirante à contempler, grâce à leur pureté
géométrique et leur forme ascétique et en même
temps
raffinée.
Deux lignes verticales, blanches et élégantes,
n'ayant
aucune utilité pratique dans cette soirée tiède,
en plein été. Rare occasion de voir une belle chose
dans la rue.
Je me suis approché pour les observer de plus près,
les toucher. J 'aime toucher des choses, les
caresser. Cela me donne un sentiment de participer
à
leur vie antérieure, d'avoir accès à leur
expérience vécue, de m'identifier à
elles.
Il me
semble, que ce côté étrànge et agréable de mes relations avec des choses
reflète
en réalité un
sentiment
beaucoup plus profond de l'ordre du rapport général entre les choses et
l‘homme. C'est un
sentiment
basé sur une vision dualiste de l‘univers où s'opposent le monde des choses
et
celui de
l'homme.
Dans ce système binaire on peut imaginer l’existence de trois sortes de
rapports.
Le
rapport peut avoir un caractère symétrique où le monde et l'homme existent
de
pair comme deux
miroirs
qui se reflètent l‘un dans l‘autre. Et dans ce cas-là le monde est considéré
par
l‘hommecomme
un
encadrement de sa vie, plutôt neutre qu‘hostile. ”Dieu est pervers mais pas
méchant" comme disait
le
grand
Einstein. L'homme est obligé de faire face au monde pour se protéger de lui,
pour
l‘interpréter,
le dominer, le posséder, pour y exister finalement. C‘est la vision qui est
la
plus répandue
actuellement,
et acceptée par la société humaine comme un modèle du bon sens à suivre.
Dans
le
cadre
de
cette vision se sont propagées récemment certaines tendances de caractère
écologique ou
humaniste.
La
tendance écologique aspire à limiter des activités dévastatrices des êtres
humains en quête
d‘utilisation
totale du monde comme d'un produit de consommation. On espère que des
nouvelles
générations
à venir, grâce à l'information et l‘éducation convenables, changeront nos
comportements
suicidaires.
Mais cela ressemble à une fable d‘un loup qui essaierait de se convertir en
végétarien.
La
tendance humaniste essaie par des discours alarmants d‘éveiller l‘opinion
publique au sujet de la
polarisation
dangereuse de la communauté humaine suivant les lois du darwinisme
économique
et
social.
Un proverbe oriental dit "Le mot "loukoum" prononcé mille
fois
n‘ajoute pas de sucre dans
votre
bouche".
La polarisation a déjà abouti à un abîme infranchissable entre des pays dits
pauvres et
des
pays
dits riches. Cet abîme s'aggrave en permanence et pourra un jour faire
éclater
toute
l'humanité
et la faire sombrer dans un chaos antisocial.
Pour
confronter ces deux tendances avec la réalité, peu recommandable, on peut
citer
ce participant à
un
récent
débat télévisé, originaire d‘un pays développé, prononçant au sujet des
habitants d‘un pays
en
voie
de développement, extrêmement pollué par des déchets nucléaires, une phrase
formidable par
sa
franchise: "Ces gens-là doivent s'habituer à vivre dans la
radioactivité".
La paire des skis alpins représentait un résidu,
une
chose extorquée du monde par l'homme. Cette
chose-là tellement désirée et envie'e au début,
créée
et rabotée avec une ferveur et des dépenses
considérables de temps, d'énergie, et puis ensuite
mise presque immédiatement en oublie, humiliée et
abandonnée. La tragédie des choses
modernes.
Parfois c'est aussi tragique pour l'homme. Il faut
dire
que c'était déjà la deuxième paire de skis alpins
que je
trouvais
au même endroit. Les skis précédents, quelques mois auparavant, étaient de
taille plus
petite, de 1,80 m, mais de la même marque, de la
même
couleur blanche. Donc, ils sont venus de la
même vie humaine. De la vie, avec un peu
d'imagination, d'un couple âgé, d’un homme et
d'une
femme, étant amoureux depuis l'éternité, ayant
vieilli
ensemble, bâtissant leur vie avec des petits
gestes de compassion, avec des petits mots de
tendresse échangée, et en plus, reliés par les
petites
choses qui les entouraient dans leur cheminement
commun, par des skis blancs alpins, en
particulier.
Tout d'abord la femme, comme une créature plus
raisonnable, a laissé aller avec une tristesse
voilée
ses skis blancs alpins de petite taille, devenus
inutiles pour le temps qui restait.
Mais on gardait encore les skis de l'homme qui
refusait carrément en sa puérilité les événements
inévitables, tentant d'accrocher à la solidité des
choses leur vie en fuite. Donc, l'apparition de la
paire des skis blancs alpins de grande taille
signifiait dans ce contexte soit l'acceptation par
l'homme,
avec une certaine sagesse qui vient avec l'âge, de
sa
mort à venir, ou bien son rendez-vous dejàfixé
avec la mort elle-même. Les deux paires des skis
blancs alpins se sont réunies définitivement et la
vie
d'un couple humain a touché à sa
fin.
Le
système binaire "le monde-l‘homme", suivant que l‘on met l'accent
sur
le monde ou sur l‘homme,
peut
se
transformer à la limite en un modèle unidimensionnel, qui représente
l‘univers
comme
royaume
du monde ou de l‘homme, selon le cas.
Dans
le
premier cas, le monde se confond avec l'univers entier. L‘univers sera
composé
par excellence
soit
par
des choses matérielles (la Matière, la Nature Sacrée), soit par des choses
spirituelles (l'Absolu, le
Dieu,
etc.). Dans les deux cas, l‘univers uniforme se déploie spontanément en
vertu
de ses propres
raisons.
La genèse cosmogonique cyclique de la matière d'après le modèle "Big
Bang" et le processus
d'auto-constitution
de l‘esprit dans le bouddhisme sont des exemples parfaits de cette
interprétation.
L'homme
est ici traité comme un des composants sans importance, une poussière,
"un
reseau pensant ",
une
étincelle éphémère sur la voile de Maya de l'esprit
errant.
Toucher les skis blancs alpins, en glissant mes
doigts
sur leur surface lisse, impénétrable, en
m'arrêtant longuement pour les serrer dans ma paume
et
sentir leurforme rectangulaire et rigide, me
procurait le sentiment de la présence de quelque
chose
d'impérissable, d’éternel, figé et mouvementé
en même temps, fragmentaire et omniprésente dans le
temps et l’espace. La frontière fluide où se
convertissent la singularité et l’universalité, le
rideau de soie lourde derrière lequel on jouait
une
pièce de théâtre dont le scénario m’échappait en
principe. Le fait d'en être un témoin
mefaisait
frissonner, me
bouleversaitprofondément.
L'univers
comme un royaume de l‘homme. Cette interprétation-là, évidemment, on la
trouve
en
Occident.
Après une phase d‘individualisme rationnel aux 18-ème et 19-ème siècles, et
avant de
succomber
à la société virtuelle de masse au 21-ème, l‘Occident a entrepris au milieu
du
20-ème siècle
des
tentatives visant à une fusion totale entre l‘univers et l‘homme. Parmi les
fondateurs
de cette
vision
on
peut citer Nietzsche, Bergson, Husserl, Heidegger,
Sartre.
La
question "Pourquoi y a t-il des Choses et pas seulement Rien ?"
arrive dans l'univers à cause de
l‘apparition
de l'homme. Cette question-là crée l‘Etre unique, l‘Etre-même de l‘homme.
L'Etre de
l‘homme,
qui est intentionnel par sa nature, a fourni l‘essence et le sens, toujours
humains, à l‘univers.
Pour
la
première fois peut-être, l'univers a commencé, sous la forme de l'Etre de
l'homme, à être, à
avoir
lieu. Ce n'est pas l‘univers matériel, ni spirituel. C‘est l‘univers
exclusivement humain. L'univers
limité
par l'homme, qui se confond avec lui entièrement. L'univers est l'homme dont
le
corps, la
sensualité,
la mentalité, la spiritualité sont des formes immanentes de son être. L'Etre
de
l'homme ne
contient
en lui-même rien quî puisse déterminer l‘existence de l'homme. Donc, tout ce
qui lui arrive,
tout
ce
qu'il fait est le résultat de son propre libre choix.
Dans
son
Etre l'homme est condamné à la liberté absolue.
Restant debout en face des skis blancs alpins je
sentais viscéralement que dans leur longueur
rectiligne, les skis étaient comme ma colonne
vertébrale, dans sa souplesse - comme ma chair,
dans
ses connotations humaines - comme ma vie à moi.
C'est
moi qui les regardais, touchais, sentais, c’est
moi qui les créaisfinalement Mes bras, mes jambes,
mon
corps entier se prolongeaient dans les skis
alpins en les diluant en moi-même par ma propre
volonté.
Les skis blancs alpins sont moi et rien
d'autre.
Les
facettes multiples d 'un oeil acharné et
opaque,
On se
voit des orteils et des orties s 'entremêlent en
tissage.
Les
signes alignés aux branches mouvementées de
l'arbre.
Qui
sont—ils ? D'où viennent—ils ?
Le
vent
aigre, la lucidité du silence...
ARCHEOLOGIE DU CHOIX
HUMAIN
Quand
j‘ai quitté la Russie pour aller en France, je m‘étais imaginé que je me
déplaçais d'une société
totalitaire,
où l'individu était totalement assujetti au système, à une société libérale,
avec des individus
libres.
Mais après quelques temps, la réalité m‘est apparue beaucoup plus
compliquée.
La
société occidentale actuelle est en train de subir l'informatisation
radicale.
Elle n‘est qu‘un réseau
de
routes
d'information, dans lequel l'information et le pouvoir sont devenu
synonymiques.
En
effet,
la personnalité d'un homme n’est que l'information acquise durant sa vie, en
permanence
analysée,
structurée, stockée dans sa mémoire et activée si nécessaire. Dans la
société
complètement
infomiatisée
les mass-média omniprésents et omnipuissants contrôlent entièrement
l'information en la
dosant,
en la formant, en la coupant, et ils deviennent capables, ainsi, de
fabriquer
des personnalitésen
chaine
à
leur guise. Alors, ces "personnalités inforrnatisées
préfabriquées"
sont parfaitement contrôlables
et
maniables autant que des fourmis dans une fourmilière. Donc, la liberté, le
choix libre d'individu dans
la
société libérale informatisée s‘estompent, disparaissent dans la
nature.
Peut-être,
pour mieux comprendre l’état actuel, on pourrait essayer de suivre, à
travers
des siècles,
l'évolution
des mythes relatifs au choix humain et à ses corrélatifs multiples — la
liberté, la volonté,
l'indépendance.
Effectuer une fouille archéologique du choix humain, en
somme.
Dans
l‘antiquité, l‘homme se sentait comme une particule de l'univers lui étant
toujours hostile. Il lui
fallait
se nourrir, se chauffer, se protéger. L‘homme ne possèdait pas encore de
moyens
suffisants pour
considérer
qu‘il pourrait un jour maîtriser l'univers. L‘écoulement de la vie humaine
etait perçu comme
inévitable,
fatal. Dans la légende grecque Oedipe est destiné à épouser sa mère et à
tuer
son père. Cela
se
produira quoiqu‘il fasse, et seuls les Dieux connaissent les mobiles des
événements. Donc, il n‘y a
pas de
choix pour l‘homme, il n‘y a que un destin à suivre.
Au
Moyen
Age, l’homme, grâce à son intelligence, apprend progressivement à connaître
quelques
unes
des
lois de l'univers et à maîtriser l’environnement hostile. En conséquence il
cherche une
interprétation
de problèmes de choix plus adéquate à son comportement. Il l‘a trouvée, en
remplaçant
le
fatalisme trop pessimiste par un déterminisme plus
convenable.
Le
déterminisme médiéval, présenté par Spinoza, confirme bien l'idée d'un
univers
dirigé par des lois
naturelles.
Ces lois déterminent le comportement des choses et aussi de l‘homme. Avec
une
seule
différence:
l‘homme peut être conscient de la nécessité de ces lois. Il fait des efforts
pour les
comprendre,
les accepter sagement. D‘après Spinoza l‘homme prédéterrniné devient libre
s'il
accomplit
ses actions comme déterminées par sa nature même, et non plus par des causes
extérieures.
Donc,
sa
liberté est réduite à la conscience de la nécessité. Autrement dit, l'homme
libre ne choisit que
ce
qu'il
a.
Dans
les
temps modernes, le déterminisme universel du comportement de l‘homme se
trouve
conforté
par
les
résultats obtenus dans les différentes sciences. On cherche et on trouve des
modèles fort
compliqués
qui chassent, en apparence, la contingence de la nature humaine et la
remplace
par un
déterminisme
bien logique et inévitable, qu‘il soit physiologique, psychique, ou
social.
Dans
l‘euphorie de la révolution technologique qui bat son plein, la passivité
poussièreuse du
déterminisme
médiéval est remplacée par la frénésie technique des temps moderne.
L'homme
moderne
dans son orgueil se considère capable de convertir des limites imposées par
des
lois de la
nature
en
moyens à sa guise, à l'aide de gadgets technologiques.
Derrière
cette image victorieuse se cache un dilemme pour l‘homme: être dans la
nature,
coexister
avec
elle, ou la dominer, la consommer. Finalement, l‘homme moderne choisit la
deuxième option, le
fétichisme
technique. Il approfondit énormément sa connaissance de la nature et crée
des
technologies
de
plus
en plus sophistiquées pour la maîtriser, la posséder. Mais il ne réussit pas
à
faire la même
chose
avec sa propre nature.
On
peut
constater actuellement l'abysse qui existe entre les capacités techniques
gigantesques d'un
homme
emballé dans son appareillage électronique, et son incapacité flagrante à se
maîtriser lui-
même
ainsi que ses relations avec les autres. Car, de 1'intérieurl‘homme reste
guidé
par ses pulsions
inconscientes
et irrationnelles. Donc, dans sa vie intérieure il n‘est qu'un fantoche et,
par
conséquence,
il n'a
pas de choix.
De
l'extérieur, l‘homme est dominé par des structures étatiques et manipulé par
des moyens
médiatiques
puissants qui déterminent complètement ses attitudes et ses stéréotypes de
la
conduite
sociale.
On
suppose que dans la société de consommation, où la richesse de la nature et
de
la société humaine
se
présente exclusivement sous forme d'objets à consommer, il y a un grand
choix à
faire. Mais au
fond,
vous pouvez choisir seulement parmi une dizaine de marques de boites de
conserve
pour votre
chat.
Et
votre chat, d'ailleurs, il s'en fout. Donc, il n‘y a pas de vrai choix ni
pour
votre chat, ni pour
vous
même.
Dans
l‘existentialisme, et pour la première fois dans l'histoire de la pensée
philosophique, la liberté et
le
choix deviennent
une base du système philosophique.
Tout
commence par des tentatives pour saisir les différences, du point de vue de
la
liberté, entre des
choses
et
des êtres humains. Les choses, les cailloux par exemple, sont dans la
position
“être", cela
veut
dire
que leur essence est bien déterminée et qu‘elles n‘ont pas la possibilité de
la
changer, donc,
elles
ne
sont pas "libres".
Les
êtres
humains se trouvent dans une autre position, dans la position
"exister". L'existence suppose
la
liberté intrinsèque de l'homme, une possibilité de changer son essence, son
destin. Donc, l'existence
de
l‘homme précède son essence.
Dans
sa
vie l'homme peut choisir: être ou exister. Etre une chose ou exister comme
être
humain. La
première
option signifie le refus de sa liberté et le passage à la vie
"passive", de caractère plutôt
végétative.
Dans la deuxième option, il choisit sa liberté, donc une attitude
"active”
qui suppose qu‘à
chaque
instant, l'homme choisit de bâtir sa propre vie. Chaque instant l‘homme doit
faire face au défi
de
l‘univers dont la signification se trouve hors de notre compréhension. De là
vient un sentiment de
responsabilité
envers l'univers, une mission désespérée de fournir un sens à l'univers
qu‘il
ne possède
pas.
Cela
donne la peine, l‘angoisse, un sentiment tragique.
Le
structuralisme, un courant philosophique récent, est fondé sur l‘opposition
entre un système et des
éléments
qui le composent. On suppose que les éléments ne se présentent pas hors
d‘une
structure de
leur
relations réciproques créées dans le cadre du système. Donc, un élément ne
se
manifeste pas tout
seul.
mais exclusivement en se reliant, en s'opposant aux autres. Par conséquent,
un
élément n'est pas
une
entité autonome mais seulement un lieu des relations intérieures du système,
un
maillon de sa
structure.
Finalement,
c'est la structure qui dirige tout dans son propre but. Les éléments sont
manipulés, utilisés
comme
matières premières par la structure sans connaître le but final de
tous ses agencements. Pour
appliquer
l'interprétation structuraliste au problème du choix humain, on va
commencer,
encore une
fois,
par
la définition
de la différence entre deux termes - "être" et
"exister",
les termes, traités déjà par
l'existentialisme.
L'interprétation
structuraliste est la suivante: exister équivaut à prononcer un discours.
Les
choses qui
sont
dans
la position "être", semble-t-il, ne parlent pas. Tandis que pour
des
êtres vivants, et surtout
pour
l'homme, l'existence se 'manifeste exclusivement à travers d'un discours. On
n'existe qu'en disant
"J'existe"
avec la bouche, avec les gestes, avec la pensée consciente ou inconsciente,
peu
importe.
Seuls
les
morts n'existent plus parce qu'ils ne parlent plus, ils "sont"
maintenant.
On en
tire une conclusion principale: l'homme n'est qu'un discours. Un discours
est
un élément d'un
système
formel linguistique qui s'appelle la langue. D'après un linguiste suisse, le
père du
"structuralisme",
Ferdinand de Saussure, la langue, sa structure ont la primauté principale
tandis que
ses
éléments, des signes (les paroles, les discours, etc.) sont secondaires.
Alors,
pour Saussure
l'homme
est plutôt le lieu de langue que son auteur. Le concept de Saussure, que la
nature des signes
qui
composent la langue, est arbitraire, a été approfondi par des
structuralistes
postérieurs dans
l'affirmation
du caractère inconscient de la langue. Pour Jacques Lacan, qui a introduit
la
psychanalyse
freudienne dans la linguistique, l‘homme est déjà "un discours dont le
sujet ignore la
grammaire
et la syntaxe". Alors, quand l'homme parle ce n'est pas lui qui parle,
mais la structure de sa
langue
qui émet un message par son intermédiaire.
Il y a
alors une similitude frappante entre l'homme et l'abeille. Quand une abeille
danse en l'air pour
transmettre
un message aux autres abeilles de la ruche, ce n'est évidemment pas elle qui
"fait" ce
message,
mais la ruche qui l'utilise pour guider toutes les autres abeilles. L'homme
apparemment est
différent
d'une abeille parce qu'il pense. Mais comme le dit Michèle Foucault dans
"Les mots et les
choses":
"A tous ceux qui ne veulent pas penser sans penser aussitôt que c‘est
l‘homme qui pense... on
ne
peut
opposer qu'un rire philosophique."
Alors,
l'homme comme un individu libre et indépendant s'estompe devant la
structure.
Le
structuralisme
constate froidement que "l‘homme est mort". Et les morts, n'ont
pas
de choix.
La
fouille archéologique du choix humain montre que l'homme se trouve
actuellement
dans une
situation
très difficile.
La notion d'un individu libre, le produit chéri du siècle passé, est en
train
de
disparaître
dans la société de masse de notre siècle. L'homme ne peut pas échapper àla
domination
des
structures dans le domaine de ses activités symboliques, et donc, il n‘a pas
de
choix libre dans sa
vie.
C‘est difficile
à accepter mais c'est ainsi.
Franchement,
et c'est à mes yeux le plus important, je sens que l'homme ne se réduit pas
à
une
particule
sociale, à un animal civique. Il est beaucoup plus compliqué, il a un
potentiel
énorme, caché,
non
réalisé, non sollicité, fantastique. Il possède des niveaux différents non
explorés dans son
existence:
corporel, mental, transcendant. Il faut seulement les chercher, les
retrouver,
trouver sa voie.
Et je
crois que la voie, si elle existe, amènera l'homme vers son intérieur plutôt
que vers son extérieur.
Un
jour
viendra, où l'homme sera capable de découvrir sa vérité, sa mission dans
l'univers, peut être…
LA MORT AUX ALENTOURS DE
VENISE
"Pensiamo
alla morte fino a sentirla necessaria".
Cette
phrase en italien, gravée au-dessus de deux noms et datée de 1956, je l'ai
lue
sur une pierre
tombale
de granit gris près d'une autoroute dans la ville de Stra aux alentours de
Venise. Témoignage,
sans
doute, d'un accident mortel de route.
La
phrase
veut dire en français: "Nous pensons à la mort jusqu‘à la sentir
nécessaire".
C'était en plein midi de l'été italien. Tout
semblait
figé dans la blancheur aveuglante du soleil, on
n'entendait aucun bruit, il n'y avait là, personne.
Je
me trouvais en face d'une villa "palladienne
"
Costanzo. Ses murs de couleur ocre clair étaient
couverts de fresques représentant des scènes de la
vie de l'époque de la Renaissance. Des gens
déguisés
en oiseaux exotiques y portaient des habits
plumeaux, transparents, fluides, impondérables dont
des
plis formaient des arabesques argentées,
bleuâtres, roses pales... Les fresques flottaient
dans
l'air comme un mirage vacillant, comme un beau
rêve singulier en train de
disparaître
J'ai senti soudain que le temps s'arrêtait et le
monde
se réduisait à cette seule facette de ma vision.
Cette sensation, c'était comme la contraction d'un
corps avant une chute libre. Une seconde plus
Tard, le
temps
avait repris son cours normal. Tout baignait de nouveau dans la somnolence
de
l'air
lourd et chaud, à peine troublé parfois par le
passage
rare d'une voiture sur l'autoroute voisine.
La villa était toujours là, devant moi. La patine
du
temps écoulé scellait la fusion des murs et des
Fresques qui ne formaient plus qu'un seul bloc,
demeure commune des vivants et des morts.
Les gens morts sur les murs, dans les postures
presque
trop élégantes, écoutaient une musique
ruisselante, échangeaient des bagatellesfrivoles,
récitaient distraitement des passages de la
”Comédie Divine ”, dansaient avec la légèreté
ineffable des feuilles mortes au vol.
Je me sentais moi-même gagné par cette oisiveté
nonchalante, cette dolce-vita, cettemanière que
chacun
avait de
savourer le temps qui passe. Mais déjà s'y mêlait pourtant le goût amerd'une
certaine lassitude,
de la satiété qu'offre une vie comblée, peut-être
justement trop pleine, tropraffinée, repliée sur
elle-
même, qui avait en un sens perdu sa naïveté, sa
brutalité, sa forceimmanente. Une culture blette,
ambiguë, trop surchargée de nuances, de
demi-teintes,
d’antinomies. Le cycle de la vie achevé, cette
culture approchait de sa décadence, de sa fin. La fin
comme un passage nécessaire vers une autre chose.
"Pensiamo alla morte fina a sentirla
necessaria".
Certaines
cultures orientales, surtout à leur déclin, acceptent la mort et lui
attachent
même une grande
valeur.
L'Egypte antique, avant de sombrer dans un sommeil millénaire, nous a montré
une
civilisation
dont la vie spirituelle et sociale gravitait autour de la mort. On bâtissait
des pyramides
pour
la
vénérer, l'éterniser. De même, en Chine ancienne, où un empereur se fit
enterrer
avec une
armée
innombrable de soldats et de chevaux grandeur nature, fabriqués en terre
cuite.
Quant au Livre
desmorts
du bouddhisme tibétain "Livre Bardo", il décrit l'existence des
êtres
humains après leur
mort
avec
une telle ampleur et tant d'exactitude que la vie même y devient une chose
secondaire, en
quelque
sorte préliminaire avant la mort.
Dans
la
culture occidentale la mort n'a jamais tenu une place importante. L'homme
occidental
a
toujours
montré plus d'intérêt pour le processus de la vie que par son
accomplissement
final - la mort.
Sans
doute peut-on trouver trace d'une réflexion liée à la mort dans cette
"volonté vers la mort" chez
Shopenhauer.
Le concept qui a été élaboré par lui sous l'influence forte de l'hindouisme,
d'ailleurs.
On_
peut
citer aussi une révélation d'André Malraux dans les dernières années de sa
vie:
"La mort qui n'est
pas le
trépas mais l'invincible englobant l'univers". Parfois, on traite la
mort
comme une manifestation
de la
vie, chez Georges Bataille, par exemple, pour qui "...l'érotisme...est
l'approbation de la vie
jusque
dans la mort". Plus souvent, la mort est accompagnée par les sentiments
d'indignation, de
répugnance:
"La mort est un scandale". D'une manière générale, et Jacques Brel
mourant
de cancer aux
Marquises l'a montré dans sa chanson
"Les Marquises", la camarde reste inacceptable pour
les
Occidentaux, et ceci à la difference de
certains indigènes qui "... parlent de la mort comme tu parles d'un
fruit...".
Dans
la
société occidentale de masse actuelle la mort n'existe pas, tout simplement.
Et
c'est un peu
aberrant,
malgré tout, parce que la mort et le sexe se situent symétriquement sur
l’échelle des pulsions
fondamentales
de l'homme. La mort, qui présente la même force d'attraction que le sexe,
pourrait
bien
être
instrumentalisée et exploitée comme le sexe à augmenter la consommation. Le
fait que la
mort
suscite plutôt la répulsion que l'attirance ne change rien. Dans la mesure
où
la mort fascine,
"sensibilise"
des gens, elle les expose à une manipulation médiatique. On exploite
d'ailleurs
dans ce
but
certaines connotations de la mort - l'agression, la violence, mais non la
mort
directement.
Pourquoi?
Parce qu'à trop rappeler l'échéance fatale, sa mort, l'homme de la rue
finirait
par ne plus
trouver
sens à sa vie et surtout renoncerait peut-être remplir ses obligations
envers
une société centrée sur
le
travail et l'augmentation du fameux PIB. La société est vigilante, elle
veille
aux dangers qu'elle court.
En
conséquence,
la mort est chassée de la conscience collective. Elle devient un tabou, un
signifiant sans
signifié.
On ne l'envisage, ni ne l'enseigne, ni n‘en tient compte. A la limite, on
pourrait dire qu'on ne
meurt
pas. Dans cette optique, la mort d'un individu constitue un événement
aléatoire, sans
importance,
se réduisant à un acte de consommation de prestations des pompes funèbres
ou,
plus
rarement,
à un acte du sacrifice civil, trépas de caractère
patriotique.
J ’ai rencontré une deuxième fois la mort sur le
sol
italien, c'était sur l’île de Capri. Je descendais
des
collines en me dirigeant vers le port maritime. La
route serpentait inlassablement entre des villas
blanches, aux grilles noires sur lesquelles se
détachaient les taches vertes des buissons. Sur tout
cela
le grand bleu: l'azur du ciel en haut, la pleine
mer
en bas. En marchant, je nageais entre ces deux
bleus, perdu dans l’espace immense, sans distinguer
le
haut du bas. Tout devenait circulaire, répétitif,
vertigineux.
Je
me sentais fatigué et j’ai commencé à chercher un endroit où me reposer.
J'ai
alors
trouvé, non loin de la route, un cimetière
qu’ombrageaient de grands arbres. Une plaque fixée sur
le
mur annonçait solennellement ”Cimetière pour
non—catholiques”. Cela me convenait bien, compte
tenu de ma religion orthodoxe présupposée et de mon
athéisme actuel. La porte était ouverte et je suis
entré.
C'était un autre monde, clos, silencieux. Les
tombes
semblaient abandonnées, éparpillées là, en
désordre comme des cailloux dans un jardin
japonais,
sous l’ombre cendrée que perçaient de rares
lueurs de lumière tamisée. Je me sentais plongé
dans
les eaux profondes, transparentes et claires, en
mouvement voilé, invisible. ”Tout va dans un même
lieu: tout provient de la poussière, et tout
retourne à la poussière
".
En traversant le cimetière j 'ai alors remarqué une
pierre tombale renversée. Je m'en suis approché,
l'ai retournée et l’ai remise à sa place. Et puis,
sur
la surface de granit gris j 'ai aperçu un mot en
russe, un seul mot. C’était le diminutif de mon
propre
prénom "TOLYA ”. Et soudain, confusément, j
'ai
eu le sentiment que je venais de rencontrer ma
propre
mort, cette mort si douce et si longtemps
attendue...
La
pérennité d'une ombre chinoise,
Prosternée
insidieusement.
Le
scribe
efface scrupuleusement des signes,
La
déchirure du palimpseste est prête.
L'IRRESISTIBLE ASCENSION DES CAFES
PHILO
J‘ai
commencé à fréquenter un café à la place Bastille, "Café des Phares“,
connu comme le premier
café
philo à Paris, en 1993.
C'était
pour moi la découverte d‘importance vitale parce que, depuis mon arrivée en
France en 1992,
je
cherchais désespérément un milieu intellectuel à Paris, où je pourrais avoir
accès à la source de
l‘esprit dit "cartésien". Quelques visites
aléatoires aux séminaires philosophiques à la Sorbonne
n’ont
pas
apporté grande chose pour moi. Là, comme partout, la philosophie
universitaire
s‘occupait
exclusivement
de ses problèmes "professionnels". Tandis qu‘un amateur, comme
moi,
aspirait à
trouver
dans la philosophie les réponses aux questions qui m'assaillaient, les
points
de repère pour
vivre
ma
vie.
Après
quelques intrusions au milieu universitaire, j‘ai, finalement,
retenu l‘impression, peut-être
superficielle,
que la mentalité, dite cartésienne, vénère trop la forme du discours. Pour
les
"cartésiens"
"comment"
a la même importance, ou peut-être plus, que "quoi". Alors, le
fond
du discours est,
parfois,
mis dans un emballage tellement raffiné
et sophistiqué, qu'à partir d'un certain moment, on ne
sait
pas
exactement, de quoi on parle, mais peu importe.
Surtout,
le jeu de mots est bien apprécié, et la langue française y participe
pleinement. Une fois dans
un
café
philo, j‘ai assisté à un discours dont l'auteur, après avoir définitivement
quitté le sujet de
départ
"Funambule qui court un risque", s‘exerçait, avec l‘aisance
sublime,
dans le domaine des
connotations
du mot "filet"
de protection: "faufiler",
"faux filet",
"filer
à l‘anglaise", etc.
Néanmoins,
Victor Hugo avait, peut être, raison en disant "La forme est le fond
qui
monte à la
surface".
Dans
le "Café
des Phares" j'ai trouvé ce que je cherchais: le lieu de rencontre avec
des
gens
sympathiques,
qui posaient les mêmes questions que moi, s‘intéressaient aux problèmes pas
forcément
pratiques,
s'organisaîent spontanément pour riposter à l'imposition de la pensée
conformiste.
Les
gens
qui viennent aux cafés philo présentent une palette multicolore: ils
appartiennent à des
générations,
à des couches sociales et à des cultures variées. Leur expériences
existentielles vécues
sont
différentes, alors, raison de plus, de les partager.
Ces
gens
ont une chose en commun — la passion de philosopher. La philosophie est pour
eux un
moyen
de
réfléchir
sur les problèmes de la société en désarroi, sur leurs problèmes
personnels.
Comme
un
animateur d‘un café philo disait "Notre but est de passer des
réflexes à
la
réflexion."
D'une profession libérale, en apparence, l'amateur
passionné de la philosophie classique allemande
et de la littérature russe, inexorablement logique,
gardant toujours son sang-froid en tant qu'arbitre
entre des contreparties
surchauffées.
La vraiefemmefrançaise, élégante, une guerrière
subtile, toujours prête à relever un défi de la part
de la société ”macho", attentive, inclinée
plutôt
vers l'écoute d'autres et manifestement émue et
bouleversée pendant ses rares discours
publics.
Le look de ”Che” et l’esprit rebelle des années 60,
un
militant ardent contre l'injustice sociale,
technophobe qui nie la raison dans ses discours,
flamboyants et structurés de la manière tout à
fait
raisonnable, il cherche quelque chose
”au-delà",
les sources de la tradition oubliée avec une
conviction profonde de les rétrouver pour changer
ce
monde indigne.
Le vrai français pour qui le plaisir, plutôt de
caractère charnel, présente une valeur indissociable
de
l'art de vivre, un amateur de bon vin, de bon repas
et
de bon sens, avec une attitude sarcastique par
rapport aux interprétations trop sophistiquées au
sujet des choses très simples.
Le poète, l'âme solitaire, maladroit, sublime,
gentil,
plus sensible à l’imaginaire qu'au réel,
mélangeant dans ses propos interrompus les
remarques,
brutales et sarcastiques, au sujet des moeurs
actuelles, avec sa poésie, méditative, tendre, en
quête de quelque chose éternelle, ineffable.
Elle
est
retrouvée.
Quoi ?
-
L 'Etemite'.
C'est
la mer
allée
Avec
le
soleil.
Arthur Rimbaud,
"L'Eternité".
Et
beaucoup d‘autres... Ils viennent, ils discutent, ils rient, et ensuite ils
s'en vont à une autre fois.
De
notre
temps, la société humaine devient de plus en plus sophistiquée et
différenciée.
Parfois cette
complexité
nous donne un vertige, qui vient du sentiment d‘impuissance de fournir le
sens
à ce
monstre -
"la société” dont nous sommes tous les créateurs, les serviteurs et les
victimes. Mais les mythes
concernant
la société proposés jadis ne sont plus valables.
La
société humaine en tant que système complexe, possède deux aspects
dialectiques: l'universel et le
singulier.
Le côté universel du système correspond à une tendance conservatrice qui a
pour
fonction
d'assurer
la stabilité, la continuité, la pérennité du système. Le côté singulier du
système est
responsable
de son évolution, de son développement. Sa fonction est communicative, donc
son
rôle
est de
produire de l'information nouvelle, de nouveaux échantillons à suivre ou à
laisser tomber. A
travers
le processus de confrontation entre l'universalité et la singularité, le
système se tient, se
stabilise
et évolue.
L'interaction
des aspects universels et singuliers dans la société humaine a été étudiée
par
de
nombreux
chercheurs. En particulier, en tant qu‘opposition entre sphères sociétales
et
individuelles,
publiques
et privées, cette interaction fait l‘objet de recherches effectuées par le
philosophe allemand
contemporain
Jürgen Habermas.
D‘après J
Habermas la séparation nette entre les sphères publiques et privées, on la
trouve déjà dans la
Grèce
antique. Dans la cité grecque, la sphère publique comprend des activités,
communes à tous les
citoyens
libres, qui se déroulent dans “l‘agora”. Tandis que la sphère privée est
liée
aux activités d‘un
individu
et se limite à lui-même ou à sa famille. Cette polarisation de la société
entre
"le public" et "le
privé"
reste intacte, ensuite, jusqu‘à nos jours. Mais, dans le parcours
historique,
les sphères publiques
et
privées changeaith leur fond, leur forme, leurs rapports de
forces.
J.
Habermas considère que dans l‘Antiquité grecque le pouvoir a été concentré
dans
la sphère privée,
où des
citoyens libres avaient à leur disposition leurs femmes, des serviteurs et
des
esclaves. Par
contre,
la sphère publique était un lieu de libre échange d'opinions où les citoyens
exerçaient une
fonction
exclusivement de communication et où la manifestation du pouvoir a été très
limitée.
Au
Moyen
Age, avec l‘arrivée de l‘absolutisme féodal, le pouvoir, gardant sa place
dans
la sphère
privée,
pénètre aussi la sphère publique. Le pouvoir a envahi toute la hiérarchie
sociale sous la forme
de
propriété absolue sur la terre et de propriété partielle sur les hommes.
Après
l'appropriation de la
sphère
publique par le pouvoir, la sphère publique a perdu sa fonction de
communication.
J
Habermas définit cette sphère publique déformée comme
"représentative"
parce qu’elle représente,
affirme
en
permanence, à travers des rites sociaux, des discours politiques et
économiques, le pouvoir
installé
dans la société entière. Elle a substitué à sa fonction de communication
celle
de representation
du
pouvoir monarchique, étatique, et, finalement, elle a été convertie en sphère
d'Etat par excellence.
La
sphère
publique représentative est restée en vigueur jusqu'aux temps modernes. A
partir du XVII
siècle
les pousses de la nouvelle forme de la sphère publique ont fait leur
apparition
comme les
premiers
signes de la société civile à venir.
La
société médiévale, hiérarchisée verticalement, se présente horizontalement
comme une masse
homogène,
anonyme. Aux temps modernes, à l'aube de l'économie de marché, le besoin
social
nécessite
l'apparition des agents économiques libres. Les individus ont commencé à
chercher un lieu
pour
se
manifester. Ce lieu s'est réalisé comme une sphère-tampon entre la sphère
d'Etat et la sphère
privée,
où un nouveau modèle d‘organisation sociale serait discuté et élaboré. On
peut
la déterminer
comme
une
sphère publique, tout simplement, dont la fonction est redevenue la
communication. Dans
les
pays
occidentaux, ce phénomène s'est produit sous formes très variées - les clubs
en
Angleterre,
les
salons en France, les sociétés de lecteurs, les Académies en Allemagne dont
l'épanouissement se
manifeste
du XVII au XIX siècle.
Ainsi,
à
travers les activités culturelles et créatives (l'art, la philosophie), la
sphère publique aboutit
finalement
à son institutionnalisation et sa légitimation actuelle, avec l'apparition
des
parties
politiques,
de la presse libre, du parlementæisme républicain. Le but de ces
Institutions
est de
riposter,
au nom de l'intégrité de la société civile, aux tendances négatives, en
provenance des intérêts
privés
destructifs des individus, ainsi qu'aux aspirations totalitaires de l'Etat.
Dans l'espace de la
sphère
publique, les individus participent, d'une manière spontanée, au processus
d'autoidentification,
d'autodétermination
et d'autoréalisaîion.
Dans
l'histoire de la civilisation humaine, des processus de ce genre se sont
déjà
produits avant les
Temps
modernes.
Dans une situation historique difficile, ces processus émergent spontanément
"d'en
bas"
et ont pour but l'élaboration de la nouvelle vision du monde, de la nouvelle
éthique, visant,
finalement,
le dépassement, la transcendance de l'impasse historique en cours. Citons
quelques
exemples:
les écoles philosophiques en Grèce antique, les premières communautés
chrétiennes au
Proche
Orient, les églises protestantes en Europe médiévale.
A
présent, on peut constater que la société actuelle se trouve dans une
situation
très problématique.
Apparemment,
l'intégrité de la société humaine a été mise en danger par le manque de
contrôle des
forces
agissantes dans certaines dimensions: le pouvoir dans sa dimension
politique,
l'argent et
l'informatisation
dans ses dimensions économiques et techniques respectivement. Ces forces
se
déploient
suivant leurs propres lois de fonctionnement. Des tentatives, visant à
changer
de l'extérieur
leur
déroulement, aboutissent inévitablement à un échec dont le fascisme et le
communisme sont des
bonnes
illustrations. Mais, les conséquences prévisibles du déploiement
incontrôlable
de ces forces
sont
graves.
Par
exemple, Jeremy Rifkin, un sociologue américain dans son livre "La fin
du
travail" montre que
l'informatisation
de la société est à l'origine de la polarisation du marché du travail entre
deux groupes
peu
nombreux - une main-d'oeuvre très éduquée, très qualifiée, bien payée et
celle
peu qualifiée et peu
payée.
Par conséquent, les postes de travail qui demandent une qualification moyenne
sont en train de‘
disparaître.
Donc, les gens, occupant actuellement ces postes, seront exclus du marché du
travail et de
la
société, tout simplement. C'est pourquoi un autre livre, traitant du même
problème de l'auteur
français,
Viviane Forrester, s'appelle "L'horreur économique“. C'est vrai, ce
phénomène produit l'effet
d'aliénation
dans l'esprit des gens, qui le sentent comme un disconfort psychologique,
comme
une
pathologie
sociale.
Il
faut y
ajouter, aussi, le changement profond de la nature de la sphère publique.La
morale, l‘éthique
formulée
et déclarée dans la sphère publique aux temps modernes se trouvent en
contradiction
flagrante
avec
"la barbarie civilisée" des temps postmodemes: l‘apparition des
problèmes
écologiques au niveau
mondial,
la polarisation entre "les riches" et "les pauvres" tant
au
niveau des nations que dans ùn seul
pays,
les
guerres locales, accompagnées par des atrocités
inimaginables.
Le
mythe
de l‘agent principal de la sphère publique, de l‘individu libre,
indépendant,
conscient de ses
pensées,
de ses sentiments et rationnel dans ses actes, a été bousculé par les
trouvailles multiples dans
les
domainesdifférents: la philosophie, la psychologie, la sociologie. En fait,
il
ne reste pas assez de
place
dans la sphère publique pour l‘individu libre.
Dans
cette situation explosive, la société, pour se préserver, est obligée de
produire une force
intégrative
pour servir de contrepoids. Cette force pourrait surgir dans l‘espace, où se
croisent des
tendances
conservatrices et évolutives, des intérêts de la société, en tant que
système,
et des intérêts
de ses
parties - des individus. Donc, cette force peut être engendrée par la sphère
publique dans le
cadre
de
sa fonction de communication.
La
sphère
publique est un lieu de manifestation de la diversité des visions du monde,
des
valeurs, des
volontés.
Ce pluralisme venant "d‘en-bas” de la sphère publique doit être
converti,
à travers de la
communication,
dans le consensus social ”du-haut", ayant une caractère universel,
normatif, légitime.
Ce
problème
a été déjà formulé par Jean-Jacques Rousseau: "Comment les volontés de
tous
deviennent-elles
la volonté générale?"
Le
problème de l'universalité, de la légitimité du consensus dans ce cas est
très
proche de celui de la
vérité
dans les sciences. Avec la différence: qu'on cherche la vérité dans le monde
des objets tandis
que la
légitimité appartient exclusivement au monde humain. En quelque sorte, on
peut
traiter la
légitimité
du consensus social comme "la vérité
sociale".
Pour
le
monde des objets on place la vérité ou à l‘extérieur du monde - les formes
idéales chez Platon
dans
l'Antiquité, par exemple, ou à l'intérieur du celui-ci - les procédures
d'expérimentation répétitive
de la
science positiviste de nos jours.
Par
analogie, dans le monde humain la vérité sociale est conditionnée soit de
l‘extérieur comme une
caractéristique
immanente d‘organisation de la société idéale - la République chez Aristote,
par
exemple,
soit de l'intérieur au travers des procédures établies - des élections
démocratiques dans la
société
libérale actuelle.
En
tout
cas, "la vérité sociale" n'existe pas à priori, mais elle est
constituée en permanence dans la
sphère
publique par la délibération des citoyens à travers le discours. Donc,
"la
vérité sociale" apparaît
pendant
et après le discours, mais pas avant. Cela veut dire, que la légitimité du
consensus n‘est pas
conditionnée
par un rapprochement vers "la vérité sociale absolue", mais,
exclusivement,
par
l‘organisation
du discours, afin qu‘il soit représentatif, du point de vue des volontés de
tous, donc,
démocratique.
Autrement dit, le consensus obtenu n'est pas légitime, parce qu'il
exprime
authentiquement
la volonté générale prédéterrninée, mais parce qu‘il vient du discours
démocratique,
où se
présentent les volontés de tous.
En
résumant, on peut constater que la sphère publique est le lieu du discours
dont
la nature
démocratique
détermine la légitimité du consensus obtenu, l‘authenticité de "la
vérité
sociale".
Dans
cette optique, le bon fonctionnement du discours démocratique dans la sphère
publique
représente
pour la société une importance cruciale.
Durant
notre siècle le discours démocratique se manifestait sous formes
différentes:
les groupes de
"non-violence"
aux Indes à l‘époque du colonialisme, les communes "des hippies"
aux
Etats-Unis des
années
60, protestant contre la guerre au Vietnam, les communes du "New
Age"
de nos jours, rejetant
la
société de consommation, les associations "Green Peace" contre la
pollution de la planète et
"Amnesty
International" contre l'injustice politique et
sociale.
"Les
cafés philo" sont aussi la manifestation du discours démocratique. Ils
présentent une réaction
spontanée
des gens pour trouver des repères dans les conditions du changement radical
des
structures
économiques
et sociales de la société actuelle.
Le
premier café philo a été le "Café des Phares", à la place de la
Bastille. Actuellement, il y a à peu
près
50
cafés philo en France, avec une dizaine de cafés à Paris, et une dizaine de
cafés philo
fonctionnent
déjà hors de l'Hexagone - aux Etats-Unis, au Japon, en Angleterre, en
Suisse,
en
Belgique
et au Canada.
Les
cafés
philo sont, en quelque sorte, une forme appropriée de la "philothérapie
de
groupe" dont les
participants,
se sentant mal à l‘aise dans la société actuelle, se réunissent pour changer
leur identité,
leur
mentalité, leur valeurs, sur la base de leur synergie intellectuelle. Ces
mutations au niveau des
consciences
individuelles, générées par les individus-mêmes, peuvent et doivent
influencer
la
conscience
collective et faire apparaître une nouvelle éthique, mieux adaptée aux
nouvelles
conditions.
Les
cafés
philo sont en devenir. On cherche à l‘aveuglette leur agencement. Il y a des
cafés philo
spécialisés
par leur audiences ("intello", "SDF"), par les styles
d‘animation ("show room", "club par
intérêts"),
par les thèmes abordés ("action politique", "recherche
spirituelle"), etc.
Il
apparaît déjà certaines manifestations d‘usure, de fatigue, de déception
précipitée. On critique les
côtés
ludiques, narcissiques, exhibitionnistes, parfois trop accentués dans les
débats, la banalisation,
la
simplification, la perte du fond des sujets choisis pele-mêle et discutés à
la
hâte.
Mais,
dans les cafés philo les participants aussi apprennent ensemble à être
ouverts,
tolérants, orientés
plutôt
vers l'écoute des autres que vers leur propre discours, tourné vers le
partage
plutôt que vers la
domination.
Le
café
philo est l‘agora postmoderne, le lieu public, où les individus, mis dans
une
situation critique,
viennent
élaborer un nouveau consensus par les moyens du discours
démocratique.
ECONOMIE BIZARRE DES GENS DANS UNE
VOITURE
Je voyageais en auto-stop vers la Côte d'Azur en
compagnie du conducteur David, son amie Hélène
et un autre passager
inconnu.
David avait sa main gauche dans le plâtre, mais
cela
ne l’empêchait pas en apparence de conduire sa
voiture à toute vitesse. Hélène, a ses côtés, s'est
mise en boule, et elle encourageait David, de
temps
en temps, dans son périple audacieux par un geste
distrait, en caressant légèrement ses cheveux.
Elle
aimait visiblement David, et c’était bien agréable
de
l’observer dans cet état affectif.
Au début du voyage les hommes échangeaient des
remarques
sans importance, evoquaient leurs
activités professionnelles, discutaient des
derniers événements
de mass-média, etc. C’e'tait leur
premier contact, et ils essayaient, à la hâte, de
se
positionner avantageusement dans cette minuscule
société roulante. Hélène se taisait, n'ayant
apparemment aucun intérêt aux débats agités des
hommes.
Perdue dans son imaginaire, elle cédait la place
aux
hommes pour qu’ils puissent continuer le
tournoi interminable avec un seul but de dominer
les
autres, d‘obtenir acte de soumission de leur
part.Les hommes continuaient à parler de la
conjoncture économique, du chômage, de la
consommation,
enfait, de toutes ces connotations du progrès
technique qui détermine et dirige actuellement la
société humaine.
Nous sommes partis de Paris très tard dans la
soirée,
et la nuit tombait progressivement. Les choses
derrière les vitres de la voiture devenaient plus
sombres, floues et incertaines.
Ce passage subtil du jour à la nuit annonçait
l'interruption provisoire des activités frénétiques de
la
journée et l'arrivée inévitable de l'immobilisme
nocturne, de la petite mort en suspens. Cette
ambiance transitoire de crépuscules brouillait
étrangement les cartes, les mots habiles, les
certitudes
immuables.
La voiture roulait vite vers la nuit tombante, et
les
gens enfermés à l’intérieur commençaient à
somnoler. On avait impression que la voiture, ayant
son propre but, sans tenir compte de la bonne
volonté des gens, se déplaçait toute seule sur la
route désertique suivant les indications de
premières
étoiles apparues dans le
ciel.
Notre
siècle est caractérisé par la divergence flagrante entre deux sphères
principales d‘activités de la
société
humaine - la sphère matérielle et celle symbolique. La sphère matérielle est
caractérisée par le
développement
rapide de sa dimension technique. Tandis que la sphère symbolique se trouve
plutôt
dans
l‘état d‘errance chaotique.
Ces
tendances ont été déjà repérées par Max Weber. Il étudiait le phénomène de
croissance du
domaine
d‘activités humaines, dirigées par des mécanismes de décisions rationnelles
(le
travail,
l’économie,
la vie urbaine). Cette croissance était accompagnée par la légitimation
progressive
d'institutions
de la science et de la technologie, en tant que des formes de
rationalisation. En
conséquence,
les anciens mythes, fabriqués dans la sphère symbolique, ont été obligés de
céder leur
place
au
nouveau mythe du progrès technique. Ainsi le monde humain a perdu ses
valeurs
métaphysiques
d‘antan. Il a été désacralisé et instrumentalisé. C’est arrivé, d‘après Max
Weber, à cause
d'imposition
occasionnelle et malappropriée des intérêts socio-politiques dans le domaine
de
la
technique
qui était par sa nature plutôt libératoire que maléfique pour l‘homme. Donc,
la
domination
technique
actuelle a été considérée par lui comme un simple accident dans l'histoire
humaine.
Mais
Martin Heidegger se rendait compte de la gravité de cet accident en le
nommant
déjà comme
"une
catastrophe métaphysique".
Plus
tard, Herbert Marcuse s‘est montré beaucoup plus méfiant de la technique. Il
traitait l'idée du
progrès
technique comme une idéologie nouvelle basée sur l‘attirance du confort de
la
condition
humaine,
d‘une part, et sur la domination de la nature par l‘homme, d‘autre part.
Naturellement,
comme
n‘importe quelle idéologie le progrès
technique s‘est mis hors de réflexions critiques et il a
été
définitivement
accepté par la conscience collective. Herbert Marcuse imaginait quand même
que
dans
les
conditions d'une formation historique différente du capitalisme le progrès
technique pourraitjouer
un
autre
rôle, et, par conséquent, les relations entre l‘homme et la nature ne seront
pas tellement
hostiles.
Mais, à présent, il n‘y a qu‘une seule formation, le
capitalisme.
De nos
jours Jürgen Habermas ne partage plus l‘espoir de Herbert Marcuse de changer
le
rôle du
progrès
technique dans la société actuelle. Il pense que la société humaine dépend
entièrement et sans
réserve
du travail collectif, des activités rationnelles dont le progrès technique
est
une forme
principale.
Donc, pour lui, le progrès technique n‘est pas un accident, ni une déviation
occasionnelle,
mais
un
projet authentique de l‘humanité qui possède quand même certains
défauts.
La
sphère
symbolique de la société humaine est un espace où la morale, l'éthique
apparaissent comme
des
moyens de protection de l’intégrité de la société, destinés à servir de
contrepoids contre des
forces,
parfois destructives, qui surgissent dans la sphère matérielle.
L‘interaction
équilibrée entre la
factualité
de la sphère matérielle et la nécessité morale imposée par la sphère
symbolique
est un gage
de
vitalité de la société.
En
tant
qu'idéologie nouvelle, le progrès technique remplace la morale humaniste
d‘antan, basée sur la
liberté,
l'égalité et la fraternité, par la nouvelle éthique déshumanisée, qui est
conditionnée par les
principes
de l'économie libérale - la domination, l'inégalité et la concurrence. Ces
valeurs-là, par
leur
nature, ne sont pas capables de consolider la société, de garantir son
intégrité. Donc, il y a un
danger
de
perte da la fonction morale. Pour faire face à ce problème il faut créer une
nouvelle éthique
sur la
base du consensus démocratique qui sera capable d‘assurer la cohésion de la
société.
Au petit matin nous sommes arrivés à Saint-Raphaël,
et
j’ai quitté mes compagnons. J 'ai peu dormi,
mais ma tête était reposée, et j’observais des
choses
autour de mai avec curiosité. Le soleil venait de
se lever, on sentait bien la fraîcheur matinale,
tout
était clair, immobile. La merfigée ressemblait à
un gros verre. La plage était vide, dans les rues
il
n'y avait pas de voitures, ni de passants. Les
seuls
acteurs de ce paysage onirique étaient des oiseaux,
invisibles dans le feuillage d 'arbres. Leurs cris
de
temps en temps, rares et répétitifs, coupaient le
silence en périodes régulières. J ’écoutais
quelque
temps ces cris perçanls et noçtalgiques qui me
rappelaient vaguement des sifllets d'un train venant
de
loin, et puis je me suis mis en route pour aller
chez
mes amis.
C ’était une maison isolée, insérée dans une
colline
et cachée par la folle verdure du Midi. La maison
était très spacieuse, avec deux étages et un
sous-sol.
Une véranda l'entourait, d 'où on pouvait
observer le jardin et la piscine au coin. La mer
n'était pas visible à cause de nombreux arbres,
mais
si on regardait dans sa direction, la voûte du
ciel,
claire et mouvementée, témoignait de sa présence.
La maison, la colline, les arbres, le cielfaisaient
un
seul bloc, une demeure à habiter.
La famille qui habitait cette maison était
nombreuse,
composée des parents et de trois enfants. C'e'tait
toute la galaxie avec ses centres d'attraction, ses
étoilesfilantes et montantes, ses soleils et ses
planètes.
Le père, costaud, barbu, ayant grand air et
agissant
avec des gestes assurés, était le créateur de cet
univers en pleine expansion. Il présentait la
stabilité, la certitude, la pesanteur et le bon sens.
Il
fumaif, il buvait, il profitait de la vie pleinement
dans ses dimensions charnelles. Dans son
incarnation terrestre il était professeur d’anglais
au
lycée.
La mère, une femme suave et fragile, avec de grands
yeux et un sourire doux, observait rêveusement
la mécaniquefamiliale à distance et dirigeait ses
chères nébuleuses avec la grâce et la délicatesse,
rayonnant de tendresse et de compréhension. Elle
composait avec son mari une espèce d'étoile
double, étant aussi, comme lui, professeur d
'anglais
au même lycée. Mais, contrairement à l’orbite
solide et stable de son mari elle était visiblement
sur l'orbite plutôt imaginaire. Elle aimait lire, et
elle
trouvait le temps de beaucoup lire malgré ses
occupations ménagères multiples. Parfois, durant
une
conversation elle devenait silencieuse, plongée
brusquement dans son imaginaire, et on pouvait
seulement deviner quels paysages passaient en ce
moment
devant ses yeux grands ouverts.
Les enfants, deuxfils et une fille cadette, formaient
un
système planétaire instable, changeant sans
cesse leurs orbites, leur comportement et leur
humeur.
Tout et tous étaient en mouvement perpétuel,
interrompu par des éclats de rire, des remarques
mordantes, des confidences intimes, des
conversations vives et
longues.
Tandis que les garçons étaient en train de quitter
l'âge tendre de l'adolescence pour entrer
definitivement dans le monde des adultes, la fille
cadette, une créature céleste sans chair et sans
défauts, gardait encore la sensibilité et la
jovialité
d’une enfant épanouie. Les garçonsfaisant
semblant d ’être des durs la traitaient d’une
manière
paternelle et ironique, mais en fait ils l
'adoraient.
La jeune fille a raconté une fois l'histoire qui lui était
arrivée, à elle et sa copine l'été dernier. Quand
elles se promenaient aux alentours de la maison, un
vieux monsieur les a abordées et leur a posé des
questions anodines. Finalement, il a essayé de les
inviter à se promener ensemble quelque part, mais
elles ont carrément refusé. Elle a fini cette
histoire
par une phrase pensive "Les gens sont
bizarres”.
Je crois qu’il y avait dans cette remarque une
accusation du monde d'adultes par l'enfant qui
voyait
leur comportement comme absurde et
incompréhensible.
Mais, l’absurdité parfois est un signe d’une
complexité insaisissable qui dépasse la
finitude des hommes et les transforme en "gens
bizarres”, en
apparence. Dans cette optique la fille pressentait déjà ce passage inévitable de la
simplicité et de la
transparence infantiles, proche de l'animalité
naturelle vers l'ambiguïté et l'opacité de l'âge
de
raison, vers l‘aliénation prédestinée. Elle
attendait,
docile et effrayée, le détachementfatal de ses
parents, des frères bien aimés, de la maison, des
arbres, de la mer, enfin, du monde entier qui était
en
train de devenir pour elle un lieu étrange,
hostile,
où des gens bizarres et des objets énigmatiques
participaient
à
un rite insensé qui s'appelait la vie.
Certaines
idées faisant face aux bizarreries des gens sont obligées de rompre avec le
bon
sens et
deviennent,
à leur tour, bizarres aussi. En essayant de dépasser une vision préétablie,
tellement
évidente
et immuable auparavant, elles commettent une espèce de sacrilège, un crime
contre la pensée
en
vigueur.
Georges
Bataille, nommé par Jean-Paul Same comme '‘un nouveau mystique",
tentait
d'élaborer une
théorie
d‘économie générale, basée sur l‘opposition
"homogénéité-hétérogénéité". Il considérait
comme
le
principe constitutif de la société actuelle l‘homogénéité. D‘après lui il
existe dans la société
une
tendance dominante vers la homogénéité qui se manifeste par l‘établissement
et
l'imposition
d'ordre
qui diminue le chaos, la hasard, la perte, la singularité. Bref, on exclut
la
gratuité et
l'hétérogénéité
au profit
de l‘utilité et de l‘homogénéité qui assurent le plus bas niveau des
tensions
dans
la
société.
Le
fonctionnement du principe de l‘homogénéité présuppose une commensurabilité
de
toutes choses
en
circulation dans la société et une acceptation de cette commensurabilté dans
tout le corps social.
On
peut
trouver ici la description d'un modèle, presque marxiste, de la société.
L’infrastructure
économique
déterminante fondée sur la libre production et échange de marchandises,
mesurées et
comparées
sur la base d‘une commune mesure - l‘argent, et ayant pour le but le
rendement
et le profit,
conditionne
la superstructure socioculturelle dont la fonction est d‘imposer l'idéologie
dominante avec
ses
valeurs de bien-être matériel, d'ordre, d‘homogénéité.
D'après
Georges Bataille, la mise en pratique du principe de l'homogénéité devient,
finalement,
la
fonction
monopolisée soit d‘un groupe social, soit de l'Etat qui prennent possession
des
moyens de
production,
du profit,
du contrôle des échanges et du discours idéologique. Dés lors, le principe
de
l'homogénéité
est appliqué partiellement dans la société, et en conséquence le niveau des
tensions
dans
la
société augmente. C'est pourquoi pour se renforcer le principe de
l‘homogénéité
élargit la zone
interdite
de l'hétérogénéité en y mettant la folie, la démesure, l'érotisme, le
sacrifice et
certains
groupes
sociaux dépossédés, le prolétariat en particulier, qui refusent l‘ordre
établi.
Ainsi,
une équilibre précaire s‘installe dans la société entre la zone de
l'homogénéité imposée, neutre
et
cohérente par nature, et celle de l'hétérogénéité, contradictoire et
explosive.
Dans
ce
couple dialectique l‘homogénéité, qui fonctionne au régime de tension
minime,
en
augmentant
son propre ordre et en amplifiant
la zone d‘exclusion, et qui n'a pas en elle-même la
raison
de
son existence, représente la culture, la deuxième nature créée par l'homme.
Tandis que
l‘hétérogénéité,
liée avec la vrai nature, la première, joue un rôle d'altérité démesurée,
excessive et
irrationnelle
portant en elle-même
l‘auto-justification
sous forme de la négativité dans la folie, du
désir
dans l'érotisme, de la violence dans la révolution. La nature est
irrationnelle, violente etexcessive,
comme les animaux le montrent bien dans
leur
comportement, en agissant sans pitié ni motif précis et en
consumant
à outrance.
De la
même façon, contre l'économie rationnelle de production à moindre frais du
capitalisme
l'hétérogénéité
impose la dépense, la perte, le sacrifice inutile, et contre le bon sens, la
raison et la
maîtrise
de soi-même de la société bourgeoise elle impose l'excès, le rire, la
folie.
Par
annulation de tout système introduisant l'ordre sous forme de sens, de
valeur,
d‘identité, de signe
l’hétérogénéité
impose souverainement le chaos de la nature dans l'ordre précaire de la
société
humaine,
transgresse les frontières d'exclusion érigées par l'homogénéité, échappe à
l'humanité et
ouvre
à
l'Illimite.
Un jour la jeune fille qui prononçait la phrase ”les
gens sont bizarres " peut tomber sur un
ouvrage
de Georges Bataille. Et après l’avoir lu, elle ne
répétera jamais cette phrase peut être, parce que
l'homme échappe à tous les schémas, à toutes les
normes et "être bizarre " représente pour lui
son
comportement classique.
Le fil
de
l'homme est étire', jusqu 'à le perdre,
Entre
la
symétrie rectiligne et la continuation d'une
route.
Lent
ruissellement de la vague montante
Qui
disparaît sans traces pour ne pas disparaître.
LES FRESQUES D'AKROTIRION
En été
1997, j'ai entrepris un voyage en Grèce. Il faisait très chaud, et la ligne
d‘horizon était visible
tout
le
temps. J'ai traversé presque toute la Grèce continentale et la grande partie
du
Péloponnèse. J'ai
visité
aussi deux îles des Cyclades: Hydra et Egine.
La
Grèce
contemporaine n'est pas la Grèce antique, et on n'y trouve pas de Socrate ni
de
Platon. Il n'y
a que
des
vestiges d'une civilisation magnifique qui a servi de berceau pour toute la
culture
occidentale.
Il y a des ruines partout: sur la terre, sous la terre, au milieu d'une
plaine
ensoleillée, sur
le
plateau surplombant la mer, parmi des olives éparpillées dans les collines,
au
centre d'une ville à
côté
d'un
supermarché. Le passé lointain est bien présent, et il semble, qu'il domine
cette agitation
éphémère
de nos jours.
Je voyais la Grèce ancienne dans les mirages formés
par des flux d'air surchauffé surmontant les
collines près de Mycènes. Cette Grèce avait l'air
de
quelque chose d 'éblouissant, blanc, géométrique
et circulaire, flottant dans l'océan préhistorique
sous
la voûte du ciel d'azur, peuplé par les Dieux,
cruels et ridicules. Je trouvais, aussi, la Grèce
ancienne dans l'ensemble chaotique de pierres
taillées, arrondies par le vent et par le temps,
mais
gardant sur leurs surfaces les signes
conventionnels, faits par l'homme et destinés à
l'homme; dans la verticalité noire des colonnes
doriques, perçant le ciel du soir, d 'un temple
délabré sans plafond et sans murs; dans la
poussière
rougeâtre, couvrant des stades désertiques, sur
laquelle sont restées intactes, les traces de pieds
nus
des coureurs haletants; dans l 'immobilité
envoûtante
des sculptures de deux frères, Cléobis et Biton,
à qui les Dieux ont donné la grâce de mourir
jeunes,
en plein épanouissement, sans vieillir.
Et par-dessus tout, le soleil divin, versant la
lumière, la chaleur et l'éternité.
Au
Musée
d'Athènes j'ai eu la chance de regarder les fresques, apportées des fouilles
d'Akrotirion, site
découvert
en 1967 sur l'île Santorin. Santorin et ses petites îles voisines sont les
restes d'un puissant
volcan
qui a explosé et s'est enfoncé dans la mer, vers 1.500 av. JC. Pour certains
archéologues, c'est
ici
que
se situe la légendaire Atlantide détruite, d'après le mythe, par une
éruption
volcanique à la
même
époque.
Les
fresques d'Akrotirion appartiennent à la civilisation minoenne, ainsi
dénommée
à cause du
légendaire
roi crétois Minos, la plus ancienne civilisation européenne. Il semble, que
la
société
minoenne
ait été théocratique, comme le Tibet contemporain. Les gens vivaient en
autarcie presque
parfaite,
menaient une vie paisible, sans être dévorés de soucis d'expansion
territoriale
ou
économique.
Ils consacraient beaucoup du temps et d'énergie aux rites religieux, aux
festivités et à
l'art.
Les activités religieuses, politiques, économiques, sociales ont été
complètement entremêlées.
On ne
pouvait pas distinguer le divin de l'humain, le sacré du profane, le
religieux
du laïque. L'ordre
de la
société humaine reflétait l'ordre divin, l'ordre éternel et répétitif de la
nature.
La
vision
du monde était basée sur les principes de l'universalité et de la pérennité.
La
singularité et la
variabilité
ont été traitées comme une chose sans importance. La perception du temps a
été
circulaire,
périodique.
Donc, l'histoire, liée par sa nature à la linéarité du temps, n'existait pas
pour les minoens.
L'histoire
a été inventée plus tard, par les Grecs, qui ont conquis les îles de la
civilisation minoenne
vers
1.500 av. J .C. A partir de ce moment, l'histoire, la décadence de la
civilisation minoenne
commença
et après plusieurs tremblements de terre et l'éruption volcanique un siècle
plus tard, elle fut
totalement
détruite.
Parmi
les
fresques d'Akrotirion, il y en avait deux qui ont attiré le plus mon
attention.
La première, la fresque "Le pêcheur”. Un jeune
homme, debout, porte dans ses mains des poissons
ficelés pour les déposer comme une offrande aux
Dieux.
La couleur de son corps, complètement nu,
est ocre, rose, celle des poissons est bleu pâle,
jaune. Le fond de la fresque est neutre, sableux.
La
composition est verticale, symétrique. La ligne du
corps au milieu, avec les mains pliées
horizontalement,en haut, et les jambes légèrement
écartées, àla base, forme une croix dont les côtés
sont ondulatoires et les angles - arrondis. Cela
ressemble à un arbre, l'arbre de vie. La chevelure
de
l’homme est partiellement rasée, et à cause de
cela,
elle a une couleur bleu pâle. Cette tâche bleu
pâle au milieu, en haut, avec deux autres tâches
symétriques des poissons, de couleur semblable,
plus bas, compose une figure géométrique, un
triangle,
superposé sur la croix du corps de l'homme
Cette union étrange d 'une forme organique de la
croix
vivante, aspirant vers le haut, avec la
géométrie rectiligne et pesante du triangle, ancré
dans le bas, donne l'impression d'un équilibre,
établi entre les forces de la vie et l’ordre de la
nature.
En regardant la fresque, je sens le mouvement lent,
invisible de ses contreparties, leur confrontation
et leur fusion, l'une prend la place de l'autre et
la
lui cède à nouveau. C 'est comme le changement de
saisons: le printemps, l'été, l’automne, l‘hiver,
et
encore le printemps, et ainsi de suite.
La deuxième fresque était ”Les garçons—boxeurs”.
Deux
garçons sont en train d'échanger des coups
de poings. Tous les deux sont nus, portant
seulement
des ceintures et des gants sur leur mains droites.
La couleur de leur corps, ocre, rose, est un peu
différente: le corps du garçon à droite est plus
sombre. Leurs têtes, partiellement rasées, portent
de
longues mèches noires. Les jambes sont écartées
symétriquement, de telle manière, que leurs pieds
droits se réunissent. La scène est très mouvementée,
pittoresque. L'ambiance du combat n'est pas hostile
et
offensive, mais, plutôt ludiqueet conviviale.
Les postures des garçons, vives et élégantes,
forment
un rectangle, avec les mains droites avancées,
en haut, et les pieds droits, réunis, en bas. Mais
cette figure, symétrique et stable, est néanmoins,
perturbée par certaines déviations, parfois
concertées, de ses parties. Si une partie d 'un corps est
en
avant, la partie correspondante de l'autre corps
est
en recul. La position des mains droites desgarçons
est presque symétrique, mais, par contre, à la main
gauche avancée d'un garçon répond la main gauche
reculée, largement derrière l'autre. Au ventre
légèrement
gonflé du garçon, avec les genoux plus pliés,
répond l'espace creux de la zone pubienne de
l'autre
garçon. Plus, la couleur sombre des cheveux et les
lourdes
masses
séparées des têtes, en haut, sont en opposition à la couleur pâle et à la
droiture et à la
légèreté de la ligne des pieds, en
bas.
On peut sentir dans cette image que la
confrontation
présentée est souple et fluide. Les oppositions
qui y sont présentées - les garçons, les parties de
leurs corps, les couleurs, les formes, n'ont pas
pour
but de dominer, d'éliminer l'autre, mais de
coexister
avec l'autre à travers l'équilibre dynamique des
forces complémentaires. Les contradictions se
réunissent harmonieusement, en s'opposant,
enapparence.
Donc, si cette scène de combat des garçons-boxeurs,
par sa nature, doit manifester la confrontation,
la compétition aveugle et féroce, l'image montre le
contraire Il y a ici, encore, cette similitude
étrange avec la nature, ou la sélection naturelle
se
passe de la même manière, ayant pour but de
préserver toutes les composantes d'écosystème sans
en
perdre aucune.
Bien
que
la civilisation minoyenne ait été détruite définitivement, j'ai trouvé quand
même son
survivant
quelque part en Grèce.
J 'étais dans un petit village grec. L'église
orthodoxe à visiter était fermée. Il fallait trouver
un
fonctionnaire, qui s'appelait Mikhail Pope, pour
ouvrir la porte. Le mot "pope " signifie en
grec
"prêtre". Finalement, Monsièur
"Prêtre
" est arrivé.
С 'était un homme robuste, grand, calme et souriant.
Il
ne ressemblait pas à un fonctionnaire, mais
plutôt à un paysan qui travaille toute l'année dans
la
nature, suivant ses rythmes saisonniers.
Monsieur ”Prêtre " a ouvert la porte, et la
visite a commencé.
A ma grande surprise, j 'ai découvert parmi les
Saints
sur les fresques murales de l'église les éminents
personnages, tout à fait laïcs: Platon, Foukidid,
Salon. Monsieur "Prêtre" m'a expliqué que c'est
très
naturel de les mettre, la, à côté des Saints, comme
on
fait pour les rois, les guerriers, et de même
pour tous les grecs qui ont fait du bien à leur
pays.
Durant ses propos j 'observais attentivement
Monsieur
"Prêtre ", son visage bienveillant, sa
manière
de présenter des choses.
Il parlait lentement, en ajustant ses mots
patiemment,
avant de les prononcer. Il avait l'habitude de
regarder tout droit dans les yeux de son
interlocuteur, en accompagnant ses phrases par des
gestes
ralentis de ses mains habiles, tandis que son corps
restait immobile. L'expression de son visage était
calme. sereine. Parfois, j'ai eu l'impression que
son
regard passait à travers moi pour observer et
toucher des choses très lointaines. Mais, il
revenait
chaque fois, et son large sourire m'invitait a
suivre, à nouveau, son discours
rassurant
Je me sentais en présence de quelque chose de
profond,
puissant, indicible. Dans cette église Monsieur
"Prêtre " n'était pas un prêtre, mais
beaucoup plus.
J ’étais dans l’enchantement, et j 'essayais de lui
exprimer mes sentiments. Il ne parlaitpasfrançais,
mais nous pouvions communiquer en anglais. Il me
semble, qu'il n'a pas bien compris mon attitude
envers lui, mais il m'a fait
confiance.
La visite terminée, nous nous sommes serrés les
mains,
et je suis parti. Après quelques mètres, j 'ai
tourné la tête pour le voir encore une fois, mais
le
dernier survivant de la civilisation minoyenne
avait disparu dans la
nature.
Il me
semble que la société occidentale actuelle, dont la Grèce contemporaine est
une
partie, a quitté
ses
sources d'origine et s‘est déplacé dans l'espace différent de celui de la
civilisation minoyenne.
Evidemment,
beaucoup de temps s‘est écoulé, et cela parait tout à fait normal que notre
société ait
changé,
nous mêmes, nous sommes devenu différents de nos ancêtres. Mais,
personnellement
je vois
que
les
résultats de ces changements sont tellement ambigus que cela m'oblige de me
poser la question:
où
sommes—nous arrives?
On
peut
décrire notre civilisation d‘après un schéma simple. Je vais choisir
l'approche
marxiste, tenant
compte
de
mes origines postsoviétiques, qui donne, à mon avis, une image perspicace et
adéquate,
dans
ses
grandes lignes. Les autres approches sont aussi valables, mais je crois
qu'en
accentuant
certains
aspects, en ajoutant les détails pertinents, elles ne changent pas grande
chose, en fait.
L'homme
et la nature se trouvent en opposition, basée sur la présupposition
d‘hostilité
de la nature et
de la
supériorité de l‘homme à son égard. Cette supériorité est étroitement liée
avec
l‘apparition de la
notion
du
"moi", de l‘individu, qui disceme nettement la frontière entre
"moi" et "non-moi". Le
principe
constitutif du "moi" est de dominer le "non-moi", la
nature, en la transformant.
L'ensemble
des individus, la société est un système dont le but est sa préservation, sa
reproduction et
l‘expansion
par les moyens extériorisés, par la technologie. Ce processus dynamique
s‘appelle le
progrès
technique qui s‘accompagne d‘accumulation des biens, des connaissances, des
"richesses".
Le
moteur
du progrès technique est la compétition entre des individus qui pousse à
l'extrême leurs
capacités
physiques, mentales, affectives pour produire plus, pour consommer mieux.
Cette
compétition
vise l‘augmentation du niveau de concentration des "richesses‘ entre
des
mains peu
nombreuses,
la condition nécessaire et propice du progrès technique. Inévitablement,
cette
concentration
aboutit à l‘inégalité agrandissante qui oppose l‘élite, les gens les plus
actifs et les plus
agressifs,
donc, les plus utiles pour la société, et les autres, les gens humbles, qui
sont utilisés par
l'élite
comme la matière première dans le cadre d‘exploitation de toutes
sortes.
L'exploitation,
cela veut dire le travail forcé des gens humbles dans le but lucratif de
l'élite, c'est un
Mal
nécessaire, parce que les gens, en général, n'aiment pas travailler. Les
gens
de l'élite ne sont pas,
obligatoirement,
des gens méchants, ils sont plus actifs, tout simplement. Ils exploitent les
gens
humbles
pour récupérer la plus-value, pour accumuler le capital, pour l'investir,
pour
élargir la
production,
etc. Grâce à l'élite, à l‘exploitation la puissance économique et technique
de
la société
humaine
s‘augmente sans cesse, et tout le monde en profite, et compris les gens humbles. Donc,
la
prospérité
totale est assurée.
Il
reste
quelques remarques à faire. Les gens humbles exploités, pour gagner leur
vie,
sont obligés de
Vendre
leur travail sans avoir la réponse claire à la question: quelle est la
liaison,
entre les résultats de
leur
travail et leurs vies? Cela amène la fameuse aliénation des résultats du
travail, donc, un malaise
psychologique,
un sentiment d‘absurdité qu'on essaye de refouler par les délices de la
consommation.
A
cause
du progrès technique, l‘écosystème planétaire est déséquilibre, donc, il ne
reste pas assez de
Places
pour vivre convenablement, et en plus, il n'y a pas suffisamment
de travail pour tout le monde.
Le
problème de surplus de la matière première, des gens humbles, se pose
nettement.
On
peut
résumer que dans le processus de la transformation de la nature par l‘homme,
par le moyen du
Progress technique dont la condition nécessaire est
l‘exploitation de l‘homme par l‘homme, l'inégalité
des
hommes a abouti à un tel niveau qu'elle rend la vie d'une grande partie des
gens extrêmement difficile
et
absurde.
On a
impression que la société humaine est dirigée, si elle est vraiment dirigée,
par des forces anonymes,
inhumaines.
LES VISITEURS DU SOIR
Ils sont arrivés à sept heures du soir, comme
c'était
convenu. Jorge que j 'aime beaucoup
m'a
dit au
téléphone qu 'il viendrait avec son ami(e)
norvégien(ne).
Quand on dit en français "mon ami(e "
cela
pose toujours le problème, pour un étranger comme
moi,
de deviner le sexe d'une personne dont on parle. Il
paraît inconvenant parfois d'entrer dans les
détails à ce sujet et on laisse tomberflnalement une
tentative d 'e'lucider cette chose naturelle. C
'est
pourquoi je restais dans une incertitude complète
concernant l'ami(e) qui accompagnerait Jorge
pendant sa visite chez
moi.
Quand j 'ai ouvert la porte j 'ai tout d'abord vu
le
corps massif de Jorge emballé dans un pardessus de
cuir noir. Avec ses lunettes noires et son
"look" amérindien il avait l'air d'un dur sorti
d'unfilm
américain, et représentait, en quelque sorte, la
force
à l'état brut. Mais, c'était une simple apparence,
parce que je ne connaissais personne d 'autre qui
soit
tellement sensible, vulnérable et ouvert comme
Jorge.
Jorge était un vrai amérindien, ke'chuoi, un
descendant du roi du soleil, du Grand Inca, comme
il
disait lui—même. Avec sa fierté débordante de la
civilisation amérindienne précolombienne, sa
révolte
incessante contre les misères imposées à son peuple
par la race blanche il était une preuve vivante
d'unevitalité immense des Amérindiens qui
auraientpu riposte
farouchement aux conquistadores
espagnols a l'époque. Mais ils se sont soumis aux
Espagnols presque sans aucune résistance, parce
qu'ils considéraient, conformément aux mythes
anciens,
les Espagnols montés à cheval comme des
Dieux descendants du ciel ayant pour but
d'installer
l'Ordre Divin sur leur terre. Parce que l'Ordre
est à l 'origine de la Vie, il la produit et la
dirige.
Mais les Dieux descendus, tellement avides du metal
jaune
brouillaient sauvagement une image de la
predestination sacrée, acceptée d'ores et déjà par des
Amérindiens, et dévoilaient pour eux une autre
réalité, celle de la chute d'une civilisation
épanoui,
d'un Etat théocratique incarnant l'Ordre Divin
sous les coups des barbaresféroces venus de l'océan
qui apportaient avec eux un autre ordre, l'Ordre
régi par le metal jaune.
On peut sentir dans la poésie de Jorge une
fascination
devant le passé historiqueflamboyant
mélangée avec une amertume d'une harmonie
saccage'e,
d'un paradis perdu.
Pour
aimer l'histoire
il
faut
connaître millefois
le
silence et ses lettres resplendissantes.
Dans
la
réalité solaire du feu
les
rivages qui chutent au-delà de la loi,
au-delà
des perfidies et des trahisons.
J. G. B. "Axis
Mundi"
Un jour, quand Jorge prononçait au café philo un
discours au sujet de "La République " de Platon j
'ai
remarqué que des gens se moquaient de sa manière
trop
agitée et violente d'articuler ses phrases, de
son lourd accent hispanique qui rendait certains
mots
français méconnaissables, de son tempérament
explosive
qui
coupait la ligne logique de son raisonnement, en la remplaçant par une sorte
de
prolifération d'ordre poétique, effervescente et
désordonnée.
Maisje voyais aussi que Jorge était
littéralementpossédé par son discours, débordé par des
pulsions
violentes qui faisaient vibrer son corps,
frissonner
ses mains qui sans cesse déboutonnaient et
boutonnaient le giletfantaisie qu'il portait. Cela provoquait en moi un sentiment étrange
d'être en
presence
d’un
rite païen d'exorcisme dont Jorge était l'acteur
principal.
Le thème de son discours à ce moment était la
critique
du rôle joué par l'aristocratie dans la
République de Platon. Le rôle, tout à fait positif
selon Platon, qui argumentait que la présence des
Maîtres dans le corps social est indispensable et
inévitable pour l'animer, le contrôler et le
diriger.
Tandis que Jorge affirmait que l'aristocratie, par
definition, était une menace pour la liberté, un
Obstacle sur le chemin de l'humanité vers la
justice
et le bonheur. C 'est pourquoi les aristocrates
étaient pour lui des entraves, des gens méchants à
chasser, le Mal à exorciser.
Il afini son discours par une phrase, malformulée en
français, mais directe et perçante: ”Pour moi
les aristocrates sont les plus bêtes du
monde”.
Après cette condamnation sans pitié de
l'aristocratie
pour un crime contre l'humanité les gens dans le
café gardaient un long silence en signe de désapprabatian
du
juge trop rigide et intolérant, de leur
point de vue.
Jorge, le juge, a mis dans cette phrase toute la
haine
des opprimés, accumulée depuis siècles dans la
mémoire collective de sa race, contre l'injustice,
l'humiliation imposées aux Amérindiens tout
d’abord
par des intrus blancs et ensuite par ses propres
oppresseurs.
Le
problème de la domination des opprimés par des oppresseurs est traité
habituellement comme un
mécanisme
économique d‘exploitation aux premières phases de l'Histoire de la société
humaine et
considéré,
en quelque sorte, comme le Mal inévitable et utile. Le Mal est
instrumentalisé
ici comme la
Loi,
le
Pouvoir, la Domination. Ces dérivés du Mal sont considérés comme un principe
constitutif de
la
société à son stade archaïque qui assure son intégrité, sa survie, son
Ordre.
C‘est nécessaire, parce
qu'à
ce
stade-là les gens ne sont pas assez "intelligents", ils ne veulent
pas
être des suppôts ni des
supports
de l'Ordre. Pour garder l'Ordre on promulgue le Loi qui décrète et sécrète
le
Pouvoir dans la
société
sous forme de la Domination.
L'Histoire
est présentée comme un processus linéaire de déploiement de l'Ordre, un
progrès.
Au
cours
du temps, tous les gens, les oppresseurs et les opprimés, deviennent plus
"intelligents", plus
civilisés,
capables de se maîtriser et de protéger l'Ordre consciemment. Donc, ils sont
prêts au Salut
dans
un
paradis terrestre où il n‘y aura ni Domination, ni
Pouvoir.
Dans
cette optique l'évolution de la société humaine, l‘Histoire se dirige vers
le
Bien par une
transgression
du Mal. Cette vision progressiste et optimiste, considérée comme évidente
depuis des
siècles, contient
une conviction occultée que le Bien est à l‘origine du
Monde.
Bemard-Henri
Lévy, un hérétique par excellence appartenant aux "nouveaux
philosophes”,dans son
livre
"La Barbarie à visage humain", paru en 1977, essayait de changer
les
positionnements du Bien et
du Mal
et
de mettre le Mal à l‘origine du Monde.
D'après
Lévy le Pouvoir possède des aspects contradictoires. Le Pouvoir est
"rien
et tout".
Le
Pouvoir est, "ni homme, ni chose, un rien qui n‘a pas de siège, pas de
lieu propre et
assignable".
Il n‘y a que des effets du Pouvoir, "des effets premiers et non
dérivés,
autoproduits par
conséquent".
Donc, le Pouvoir est "un être de raison apparemment innommable",
le
signifiant sans le
signifié.
Mais,
parce que le Pouvoir est "un rien de chose, qu'il peut du coup être
tout,
le tout du réel et du
monde".
Le Pouvoir, un rien sans substance, sans racines, sans localisation, est, à
cause de cela,
omniprésent,
omnipotent, il devient "une totalité incontournable parce qu‘embrassant
d‘un seul décret
les
différences et les unités du monde". Le Pouvoir est une énergie sans
cause
qui n'a pas d‘autre sens
que
"vouloir vivre" ou ”vouloir survivre". Bref, le Pouvoir est
une
référence ultime qui englobe tout.
Ce
"rien et tout", le Pouvoir, "cette innommable figure que nous
ne
cessons pourtant de nommer", on
l'appelle
chez les freudiens un "fantasme", qui est "un introuvable, un
impalpable, un pur néant", mais
aussi
"un irréel plus fort que le réel, qui au réel impose sa
loi".
Donc,
le
Pouvoir est un fantasme. D’apres Jacques Lacan, un autre philosophe
francais, le lieu du
fantasme est le domaine de l'Imaginaire qui
est articulé, d'une part, au domaine de Symbolique avec ses
signifiants
- l'Ordre, la Loi, le Pouvoir et au domaine de Réel, d'autre part,
- "c'est-à-dire
au manque qui
vient
animer,
pour les êtres voués à la mort et à la parole, la ronde infernale du
désir".
Dans
le
Monde il n'y a que le Pouvoir, donc, le Pouvoir est "l'autre nom du
Monde,
la métaphore du
réel".
Ainsi, le Pouvoir, le Mal, le Maître ou le Prince, comme Lévy les appelle,
se
trouve à l'origine
du
Monde.
Les
conséquences tirées par Lévy de cette vision du Monde en tant qu'incarnation
du
Pouvoir sont très
graves.
Au
niveau
métaphysique, on trouve soudain que beaucoup de choses solides et
immuables
s'estompent
et disparaissent. Le réel n'existe pas parce que "ce n'est pas ce
reel-ci
que ronge et exfolie
le
Maître, mais la forme même du réel, par lui toujours engendrée" et
"le pouvoir ne s'approprie pas le
monde,
il
l'engendre continuellement dans l'ensemble de sa
dimension".
Au
niveau
social, on constate que l'Histoire n'existe pas parce qu'elle n'est que le
discours du Pouvoir.
"Il
n'y a rien avant le pouvoir", donc "au commencement était
l'Etat" qui "n'a pas d'origine, pas de
date,
pas
de naissance". Par conséquent, beaucoup des choses n'existent plus: ni
la
nature, ni le contrat
social,
ni l'individu, ni la révolution. Plus précisément, "l'Histoire n'existe
pas comme projet et lieu de
révolution".
Au
niveau
politique, on dénonce des apologistes du "tout va bien" et du
"happy end" historique et
on
annonce
le "crépuscule du socialisme" qualifié comme "résistance
programmée, ordonnée, suscitée,
depuis
le
haut des donjons et des cabinets du Pouvoir". On aussi prédit que
"le
capitalisme est la fin
de
l'Histoire", que le Capital sombre dans la barbarie qui "n'est pas
la
transfiguration mais
l'exaspération
du Capital " qui à son état actuel est "un Capital décadent et
dégénéré".
On
résume
que "le monde est un désastre dont l'homme est le sommet, la politique
est
un simulacre et
le
Souverain Bien est inaccessible".
La
phase
finale du Capital, la barbarie à venir est le totalitarisme, "un état du
Politique où, pour la
première
fois, le Prince se prënd our le Souverain". Le totalitarisme se
présente
sous les formes
multiples
de la technique, du désir et du socialisme qui sont " trois versions
singulières de ce que,
depuis
les Lumières, l'Occident nomme le progrès". Dans cette optique le
progrès
est une "uniforme et
linéaire
progression vers le Mal".
Quelle
position faut-il prendre pour un intellectuel dans ce décor sinistre du
pessimisme conséquent ?
D'après
Lévy il y a trois postures possibles pour des intellectuels antibarbares,
donc
antiprogressistes,
de
faire
face au Mal absolu, au Pouvoir.
Dans
la
posture métaphysique "nous ne porterons plus les rêves des hommes dans
nos
bras, car nous
les
savons vains et nous savons notre impuissance", mais " nous
continuerons de penser, de penser
jusqu'au
bout" parce que "le monde irait plus mal encore que nous ne disons
qu'il va". Il faut nommer
le Mal
pour le dépouiller, le mettre à nu.
La
posture d'artiste est valide aussi. "Car l'Art n'est rien que la digue,
millénairement dressée, contre
le
vide
de la mort, le chaos de l'uniforme, le sablier de l'horreur". Seulement
les artistes "saventnommer
le mal
et
pêcher ses perles sanglantes". On donne la forme au Mal pour avoir la
capacité de la contempler.
Quant
à
la posture morale, elle peut se référer "aux vertus d'un spiritualisme
athée face à la veulerie et
la
résignation contemporaine, - quelque chose comme un libertinage austère pour
temps de catastrophe".
Donc,
on
invite des chevaliers errants sans foi à participer au Banquet du Platon
pendant la Peste du
Camus.
Voici
la
mission modeste de l'Homme à l’âge de la Barbarie à visage humain, de la
dernière acte de la
tragédie
humaine.
Quand je
regardais mon ami , Jorge dans le cadre de la porte, je réfléchissais quelle
réponse peut-on
donner à la question qu'il a posé dans sa poésie
”Axis
Mundi " à Emiliano Zapata "Explique nous
la
loi suprême de l ’insurrection !
”.
D'après Bernard-Henri Lévy, la réponse pourrait
être
la suivante: "La loi suprême est que
l'insurrection
n'existe pas, parce qu'il n'y a que la
Loi".
Mais en apparence, mon ami Jorge ne lisait pas des
ouvrages de "nouveaux philosophes ",
c'est
pourquoi, je crois, cette réponse n'était pas
acceptable pour lui.
Jorge est entré dans ma chambre et je lui ai serré
la
main. Au fond de l'antichambre je voyais un
autre homme, haut, mince, avec un visage pâle.
L'ami(e} de Jorge était donc un ami.
Il est entré et s'est présenté comme Ingvar. Après
quelques remarques sans importance nous nous
sommes tous installés autour de table. Jorge a
demandé
du vin rouge et en prenant une position
dominante s'est mis à nous professer les grandes
vertus de l'insurrection. Sa voix de tonnerre
ricochait sur les murs de la petite chambre et
commençait à produire une espèce de tempête vocale
inimaginable. Ingvar participait à la discussion
mais
distraitement.
Quand j’ai
eu
la possibilité de le regarder de tout près j'ai remarqué qu'il avait un air
absent et triste.
En apparence il avait des problèmes. A partir d'un
certain moment c'est devenu gênant et je lui
posais une question directe ”Qu 'est ce que ne va
pas
? ". Après une hésitation il a répondu "Si
vous
voulez vraiment le savoir, voilà, j'ai un problème
sur
mon identité sexuelle. " La franchise de sa
réponse
m'a frappe.
Ensuite il raconta son
histoire.
Dans le passé il avait eu une famille, des enfants,
puis il a divorcé et maintenant il vivait tout
seul.
Ses contacts avec sa famille n'étaient pas
complètement coupés. Ses enfants venaient parfois chez
lui
pour passer du temps ensemble. Mais petit à petit
il
sombrait dans l’isolement et la solitude.
Les premiers doutes sont apparus il y a quelques
mois.
Il constatait qu ’en marchant dans la rue il
distinguait maintenant dans une foule plutôt des
silhouettes masculines que féminines. Donc son
attention était attirée plus par les hommes que par
les femmes. Cela l'étonnait un peu mais il s'est
souvenu brusquement que dans son adolescence il
adorait se déguiser en femme pendant les fêtes de
carnaval. Aussi ses collègues de bureau lui
reprochaient souvent sa manière de s'habiller trop
raflinée. Il trouvait dans sa mémoire servile
d'autres
indices qui témoignaient de ses tentatives
camouflées de séduction adressées aux hommes. Tout
compte fait il a compris qu 'il était homosexuel
Etant un citoyen loyal par excellence il voulait
maintenant régulariser son comportement sexuel
dévié
en se déclarant officiellement auprès des autorités
en
tant que homosexual. Mais malheureusement il
n'en était pas absolument sûr et cela le rendait
perplexe et nerveux. C 'était là son problème.
Jorge était au courant de cette histoire mais il ne
voulait pas s'en mêler parce qu 'en tant que
descendant du Grand Inca il avait horreur de toutes
ces perversités d'ordre sexuel qui n'ont rien à
voir avec la libération des peuples opprimés. Il
était
complètement désorienté et ne savait pas
exactement comment il pourrait aider son ami à se
sortir de cette situation désastreuse.
Je regardais Ingvar avec compassion en imaginant
vaguement les désirs sombres et puissants qui
tourmentaient son esprit. C’était un homme
”désirant”,
guette' et déchiré en permanence par des
forces dont la nature et l'origine lui
échappaient.
Bernard-Henri
Lévy dans son livre faisait allusion à ce modèle d‘homme "désirant“
élaboré par Gilles
Deleuze
et Félix Guattari dans leur livre
"L‘Anti-Oedipe".
L'homme
est guidé par ses désirs et notamment par celui le plus secret: le désir de
soumission, "la
servitude
volontaire" de La Boétie. L‘homme est dominé, opprimé parce qu'il le
désire.
Dans
cette optique le désir de l'homme fabrique le Pouvoir, produit
volontairement
sa propre
soumission.
"Si Hitler l‘a emporté, c‘est que les masses allemandes l'ont
désiré...”.
Lévy
acceptait un rôle important joué par le désir dans le comportement de
l‘homme
mais il voulait
quand
même renverser le rapport du Pouvoir et du désir en déclarant la primauté du
Pouvoir. D‘après
lui
"ce n‘est pas le désir qui fait le pouvoir, mais le pouvoir qui fait,
structure et rend possible le
désir“.
Ingvar
donc était à son insu une victime innocente du Mal absolu, du
Pouvoir.
CAN DO FEELING
A New York, à l’aéroport JF. Kennedy je me suis
adressé pour des renseignements à une blonde
opulente a la réception en articulant mes
questions,
il me semblais, en Anglais. Après avoir écouté
quelques seconds elle m’a répondu sans aucune
hésitation en Russe avec un accent ukrainien.
J’ai bien compris que je me trouve dorénavant dans
la
terre promise où la notion “étranger ” n’existe
plus. Les ancêtres de la population du pays sont
venus
d’ailleurs,c’est pourquoi tous ici sont immigrants
ou on peut le dire autrement,
personne.
Vous êtes chez vous à l’Amérique après avoir passé,
naturellement, le contrôle d immigration.
Dans la rue une foule, dense et élastique
s’écoulait
bruyamment et violemment en débordant le
trottoir, en traversant des carrefours, en entrant
et
sortant des magasins et des stations du “subway”.
Les gens, des représentants de toutes les races du
monde, grouillaient, hurlaient, vendaient et
consommaient en vitesse, étant en pleine action et
au
bout du souflle pour gagner, dépasser des
concurrents, devenir les meilleurs. Cette agitation
vertigineuse a été basée, en apparence, sur un
sentiment qu ’on trouve sous une forme caricaturale
dans des films d’actions américains et qui peut
être formulé comme « It can be done ! - On peut
réussir faire tout !». Donc, il vous reste seulement
le
faire comme un pub le dit « Just do it ! - Faites
le !
». On appelle ici cette attitude «Can do feeling
».
Cette masse vivante et hétérogène fusionnée avec
des
voitures, des taxis jaunes, des limousines à six
mètres de longueur a été façonnée par des streets
et
des avenues rectangulaires en une grille
gigantesquevisible comme une structure géométrique
parfaite pour un observateur placé au ciel de
l’Amérique du Nord, une image tout à fait
différente
des dessins animaliers énigmatiques au désert
Naska à l’Amérique du
Sud.
Quand je faisais jogging au Brighton Beach au petit
matin j’ai été parfois un témoin des scènes
incompréhensibles. Deux juifs, un vieux et un jeune, habillés
en
noir ont participé à un rite, presque
païen, autour d ’un petit feu de bois. Tandis que
le
vieux lisait un livre en haute voix le jeune
tâtonnait
docilement et maladroitement au-dessus du feu.
L’autre
fois, j’ai vu une veille noire plantée dans
la mer jusqu ’aux genoux qui récitait des prières
en s’adressant
au ciel et jetant de temps en temps
quelque chose de blanc, du riz en apparence, dans
la
mer.
En regardant ces gens dans leur diversité flagrante,
leur agitation permanente et confrontation
violente
c’était
difficile à admettre qu’on pourrait les consolider, les cimenter en bloc, en
une nation
d’une superpuissance mondiale qui a réussi
d’envoyer
des astronautes pour se promener sur la Lune.
“Work hard, relax hard. - Travaille dur et s’amuse
bien”.
Le week end, au Parc Central le
“jogging
& roller people en file indienne, sillonnaient
comme des machines animés des routes goudronnées
parmi des gazons verts ou des gens se flânaient,
jouaient au base-ball, s ’allongeaient immobiles
par
terre. Ilfallait se reposer bien, profiter du
soleil,
du beau temps pour être en pleineforme le lundi en
face des concurrents féroces. «On prend un peu
d’énergie
» comme disait mon collègue américain en
me proposant de partager une tablette de
chocolat.
Au Musée Métropolitain j’ai vu un tableau
représentant
le Parc Central au début du siècle, en pleine
hiver, avec des arbres enneigés, des étangs gelés
où
des couples patinaient gracieusement et des
promeneurs solitaires s’aventuraient courageusement
sur des sentiers perdus.
Etrangement, cela me rappelait un tableau de
Breigeul
au sujet des distractions hivernales au Pays
Bas du XVI siècle avec son atmosphère lucide,
transparente et sereine et ses personnagesfragiles
insérés dans un corps pétrifie' de la nature en
sommeil.
Les images du passé dont le charme rompu proclame
une
certaine nostalgie, un sentiment d’une perte
ineffable.
Ce
sentiment d’une perte ou «du désenchantement du monde », d’après Max Weber,
est
conditionné,
en
particulier, par une érosion de la vision théologique du monde, par « la
mort
de Dieu». Notre temps
est un
temps de changements, de renversement des mythes.
Deux
mythes
principaux de la culture occidentale — la religion et le marxisme se sont
effondrés
récemment.
Tout les deux prêchaient, chacun à sa propre façon, un projet collectif de
la
vie
meilleure,
au sens métaphysique, «au-delà », ou temporel, « à l’avenir », à réaliser
sous
autorités
divines
ou civiles. Ces grands projets foumissaient auparavant un espace référentiel
où
des individus
cherchaient
et pouvaient acquérir un sens de leur vie et ainsi devenir loyaux citoyens
envers la société
et
parfaitement maniables par des autorités civiles, bien
entendu.
A nos
jours, 1a laicité et l’individualisme qui excluent toute autorité, divine ou
civile, qui relativisent
tout
ne sont pas capables de fournir un sens aux
individus insérés au monde matérialiste et
anthropocentriste.
Il y a un grand vide des repères, des valeurs.
Et
pour
l’Amérique, puritaine et pragmatique, actuellement, c’est devenu aussi
difficile, comme le
constate
Jeremy Rifkin, un sociologue américain déjà mentionné, dans une article
publiée
en “Figaro” le
17
août
1998, de faire cohabiter « d’un côté, ses fortes croyances religieuses et, de l’autre, les
réalités
commerciales. Avec cette question
omniprésente
: ”L’Amérique est-elle cette terre promise, celle du
voyage
spirituel pour devenir meilleur ‘? Où est-ce le voyage dont le but est le
succès
économique ? »
Luc
Ferry, un philosophe français, a bien marqué ce problème d’une éclipse du
sens
à l’Occident dans
son
livre
« L’Homme-Dieu ou le sens de la vie ».
D’après
lui le sens assure jadis dans le
cadre
d’une transcendance veflicale, par référence au divin,
actuellement,
dans un monde laïque peut surgir seulement à travers d’une transcendance
horizontale
«de
soi à
soi, celle d’un moi encore inauthentiquc à un moi authentique.» L’Homme est
un
excès,l’être
“hors nature” qui possède une capacité de transcender des
lois imposées par la nature. Ilcherche son
authenticité
dans “la sphère de l’immanence à l’ego individual”.
Ainsi
«
l’individu devient à lui même et pour lui-même sa propre norme». L’Homme
devient Dieu
tout
court.
Depuis
le
XVIII siècle la propagation de la laïcité en Europe était liée avec le
processus
d’humanisation
du divin qui est abouti à nos jours à sa phase finale de divinisation de
l’humain. Le
sens
et
le sacré sont inséparables, comme le suppose Luc Ferry. Donc, des figures du
sacré destinées
jadis
au
Dieu se déplacent à l’Autre dans le cadre d’une nouvelle «religion de
l’Autre».
Dorénavant,
l’Homme-Dieu,
l’Autre donne le sens à la vie.
La
figure
de l’Homme-Dieu étant un héritier des attributs divins, de son omnipotence,
parmi des
autres, a
une liaison étrange, à mon avis, avec le «Can do feeling»
américain.
Le
changement du paradigme ontologique qui est en train de se produire en
vielle
Europe répercute en
Amérique
comme une image grotesque sous forme d’un mythe adapté aux réalités du
marché,
de la
compétition,
de la quête d’une réussite individuelle.
A
l’Amérique l’Homme-Dieu se présente comme un agent économique libre qui
produit
de plus en
plus,
consomme de mieux en mieux et accumule tellement d’argent, du pouvoir entre
ses
mains qu’il
peut
réussir faire tout, ou presque. D’où vient, peut être, ce sentiment du
succès
garanti, ce fameux
«Can
do
feeling».
J’ai
quand même trouvé en Amérique une autre version du «Can do feeling» plus
sophistiquée,
adéquate
à l’esprit des pionniers américains qui confondaient un salut personnel avec
sa
performance
professionnelle.
Dans ma jeunesse j’ai lu un livre « Jonathan
Livingston Seagull -Mouette nommée Jonathan
Livingston » d’un auteur américain Richard Bach. Ce
livre m’a donné une impression ambiguë. Une
mouette nommée Jonathan Livingston prétendait qu
’il
était possible de voler au-dessus des nuages où
des mouettes ordinaires n ’osaient pas de
s’aventurer.
Cette mouette a été vite ridiculisée et devenue
marginale. Mais sa volonté était tellement forte qu
’un jour elle a réussi de franchir des nuages et
de
s’envoler au-dessus. L’histoire a été présentée
sous
forme d ’une fable simple et naïve, mais on
pouvait sentir que l’auteur a cru franchement que
la
volonté de l’homme déterminait le monde. Donc,
si l’homme veut voler, il volera. “It can be done -
Cela peut être accompli”.
A Boston, au marché de dimanche, j’ai trouvé par hasard un autre livre de
Richard Bach “Illusions.
The Adventures of a Reluctant Messiah. — Illusions.
Aventures d ’un Messie Hésitant”.
Cette histoire de rencontre de l’auteur, un
aviateur
d’un biplan, avec un Messie qui avait un pouvoir
de dissiper des illusions que nous prenons pour le
monde et qui savait la réalité qui se cachait
derrière. D’après le Messie des hommes ne sont pas
des
ensembles stables de molécules mais des
idées de l’Etre qui participant librement, par curiosité et pour
distraction,
dans un séance du cinéma
où il n ’y a que des ombres, des illusions. Alors,
“We
are all free to do whatever we want to do. - Nous
sommes tous libres faire ce que nous voulonsfaire”.
Donc, l’homme devient Dieu, comme
en
l’Europe, mais avec une inclination volontariste.
“I allow the world to live as it chooses, and
I
allow
me to live as I choose. - Je permets au monde aller
comme il choisit, et je me permets vivre comme je
choisis”. On
peut dire que le “Can dofeeling" prend ici un aspect existentialist
interprétant le
monde, la vie comme des résultats d’un choix
libre.
Mais, il faut dire qu ’un choix libre et solennel
peut
parfois aboutir à une chose banale et ridicule.
J’ai eu une occasion de rencontrer à l’Amérique mes
amis, les peintres V.K. et A.M_ Ils ont immigré
de l 'Union Soviétique il y a vingt ans. J’ai fait
connaissance avec eux aux années soixante quand
j’ai
participé à l’organisation d’expositions éphémères,
durant
une seule soirée au café «Oiseau bleu»,
des peintres d ’underground russe. A l’époque mes
amis
peintres, V.K. etA.M, marginaux etapolitique,
cherchaient sa vision du monde quelques part entre
un
surréalisme et une peinture automatique. Ils ont
toujours gardé une distance par rapport à l’art
soviétique
officiel, le réalisme socialiste. Mais quand la
société soviétique a commencé à disloquer ils ont
bien
saisi qu ’un cataclysme historique s’approchait et
il fallait visualiser des crépuscules d ’un régime
totalitaire à disparaitre. Donc, ils sont devenus des
fondateurs d 'un mouvement artistique appelé plus
tard
comme le « Sots Art ». Si le « Pop Art »
renvoyait aux Américains des images abrutissantes
de
leur société de consommation de l’époque, le «Sots
Art », à son tour, reflétait l’atmosphère kafkaienne
de
la société totalitaire sous forme d ’un assemblage
absurde des symboles canoniques du réalisme
socialiste
(par exemple, « Staline avec une Muse »). Des
oeuvres du «
Sots Art » ont été mal appréciées par des autorités soviétiques et mes amis
ont
été expulsés
de l’Union Soviétique sans
délai.
A l’Amérique ils ont continué quelque temps creuser
dans la direction du « Sots Art ». Mais en même
temps ils ont commencé à explorer leur pays
d’accueil
en gardant un esprit ouvert et
critique.
Leur
projet
«People’s
choice - Choix du peuple» a été un résultat, parmi des autres, de leur
découverte de
l’Amérique.
Ils ont interrogé des gens au sujet de leur
préférences
dans le domaine de peinture concernant le style, la
composition, les couleurs, le dessin, etc.
Finalement,
sur la base de données statistiques ils ont pu
reconstituer «The most wanted picture - Le plus
préférable tableau» pour des Américains.
Enfin, ce tableaux était une espèce du peinture «
kitsch » représentant un paysage idyllique avec un
lac calme encadré par un ciel bleu et une forêt
verte
ou se promenaient des biches joyeuses et des
personnalités éminentes américaines. C’était, donc,
le
choix du peuple américain - “People ’s
choice”.
EPILOGUE
L'homme
est un excès. C‘est pourquoi il dépasse ses limites, toujours et partout. Il
faut seulement ouvrir
les
yeux
pour le voir dans notre vie quotidienne.
Un jour pluvieux à Venise, en me promenant dans des
ruelles étroites, coupées par des innombrables
canaux, où l'eau sombre et huileuse stagnait,
semble-t-il, depuis un millénaire, j 'ai remarqué
une
plaque vissée contre un mur d'un vieux immeuble. La
plaque humide, de couleur grise, placée très
haut sur le mur ocre foncé était presque invisible.
Dans la lumière diffuse du soleil couchant on
pouvait quand même lire des lettres gravées sur la
plaque. Je les ai lu.
”Innocente Giuseppe Lanza, poeta vernacolo sensible
alle miserie umanefondava la societa
”Lunatica Benefica ” per offrire amore e bene ai
diseredati. 1893 - 1963 ”
En devinant le sens général de cette épitaphe j 'ai
demandé au vendeur du kiosque à journaux à côté
de la traduire en français ou en anglais. Tout
d'abord
le vendeur n'a pas compris de quoi il s'agissait
parce qu 'il ne faisait jamais attention à cette
plaque auparavant. Après avoir contourné certaines
difficultés linguistiques nous avons obtenu
ensemble
la traduction approximative suivante:
"Innocent Giuseppe Lanza, le poète
vernaculaire,
sensible à la misère humaine, a fondé la société
”Lunatique Bénéflque " pour oflrir l'amour et le
bien aux déshérités. "
On peut imaginer à peine des formes
organisationnelles
et des méthodes opérationnelles qui étaient
mises en pratique par Giuseppe Lanza, le poète
lunatique, pour réaliser cette entreprise
fantastique.
C' était pendant la guerre en Tchétchénie en 1995.
Sasha Shishkine y est arrivé venant de Sibérie
pour faire son service militaire comme
soldat-sanitaire.
Un jour, dans l'embuscade, on lui a tiré
dessus une grenade à fusil qui lui est entrée dans
le
cou. Sasha a repris conscience seulement à
l 'hôpital.
La grenade était toujours là, dans sa chaire. La
radio
a montré que l'accès au détonateur de la
grenade était très difficile parce qu’il se
trouvait
au fond du cou. Les sapeurs, venus en
consultation,
ont expliqué que la grenade pouvait exploser à tout
moment et qu’il n'y avait pas d'autre solution que
de faire sauter la grenade et l’homme avec, parce
qu'il mettait en danger tout l’hôpital.
Néanmoins, le chirurgien Dmitry Kamshirav et
l'anesthésiste Igor Lanine ont pris la décision de
procéder à l'opération. Personne ne les y
obligeait,
et il n'y avait pas de mobile apparent dans leur
action.
Pourquoi ont-ils fait cela ?
On a mis à côté de la table d'opération un
coffre-fort
pour y déposer la grenade dans le cas où tout
irait bien. L’opérationfaite, la grenade a été
retirée
et déposée dans le cofi‘re-fort. Ce dernier a été
immédiatement transporté dans la rue où il a été
explosé par les sapeurs. Sasha Shishkine a été
sauvé, mais, pas pour longtemps. Il est mort plus
tard, pendant l'autre opération.
En novembre 1997, Ali, 8 ans, qui habitait à
Bethléem,
en Cisjordanie occupée, s'est arrêté dans une
rue, pour regarder les écoliers palestiniens qui
lançaient des pierres dans la direction des
soldats
israéliens. Un soldat tire une balle métallique
enrobée de caoutchouc sur Ali, qui la reçoit en
plein
front. Quatrejaurs plus tard, Ali est
mort.
Le père d 'Ali, Mohammed Jawarish, propose aux
médecins
de l'hôpital israélien, où Ali est décédé,
d’utiliser ses organes vitaux pour transplantation
sur
tout enfant dont la vie serait en danger. ”A
n'importe quel enfant, juifou arabe, cela ne fait
aucune différence, du moment qu'on peut sauver la
vie d'un enfant. Le mien est déjà mort, " a
dit
le père.
Ces
petites histoires nous montrent bien que l‘Homme possède un don précieux de
dépasser toutes les
limites
imposées de l‘extérieur par un système, par des circonstances, par d‘autres
gens.
Ce don, c‘est l'Amour.
Anatolie VLASSOV
Version
Russe: http://www.pereplet.ru/text/vlasov03jun03.html
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Сострадание и любовь, неконкурентность и милосердие - вот примерная формула того, кому дорога Россия как духовная родина. Интересно: "Фрактальные точки свидетельствуют вечное изменение, развитие мира, и мы ничего не можем добавить к этому. Поэтому на вопрос "Для кого существует мир?" можно предложить в качестве возможного ответа: "Мир существует просто для фрактальных точек своего развития". Однако очень двойственное впечатление при чтении - редчайшие и уникальные наблюдения, удивительные моменты понимания и схватывания тончайших смыслов, нюансов и достаточно банальные итоговые суждения. Некоторые вещи: про предпочтительно эволюционного, тоталитаризм и свободу и пр. уже попросту не лезут ни в какие ворота. Нет ясного различения индивидность и личности, т.е. утеряно чувство персональности. Чувствами - русский, а понятийная система - нерусская: вот общее впечатление. Но это никак не умаляет значения данной высокоталантливой работы... Тем более, что автор не даёт волю узким понятиям. Когда набродятся лучшие русские люди по миру, повсюду - что-то будет...
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Четверть прочитал и скис. – Но я понимаю автора: в старости хочется передать кому-то завещание души своей. Но я хочу ему возразить насчёт обобщения о «презумпции виновности каждого гражданина» в СССР. – Это у него потому, что его отец был всё-таки «чиновник министерства» - некое начальство, причём в Москве. А у большинства родители были от власти дальше, и им ничего не грозило. Сужу по своей семье (я одногодок автора). Ни у моих родителей, ни у меня презумпции виновности не было.
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Потому что они понимали в глубине души, что это не путь к коммунизму – тоталитаризм, что путь к нему – ежедневный рост самоуправления и замена самоуправлением государства. Эта стихия анархии (без-центральной-власти) сидит в ментальности людей начиная с первобытного коммунизма. И у более сознательных советских чиновников эта стихия и шептали им, что не к социализму дело идёт, а к чему-то иному. – Как при этом не иметь презумпцию виновности перед тоталитарным государством.
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